CHAPITRE V.
DES SERVITUDES FONCIÈRES.
DISPOSITION GÉNÉRALE.
Art. 214. Le nom de servitudes, employé pour désigner certains démembrements de la propriété, exprime l'idée qu'une chose est affectée, d'une façon dépendante, à l'usage et au service d'un autre que le propriétaire de cette chose. Le droit de propriété lui-même assujettit pleinement la chose au propriétaire; mais le nom même de propriété l'indiquant suffisamment, le nom de servitude ne s'emploie pour aucun des services que le propriétaire tire de sa propre chose.
Les servitudes dont il va être parlé sont appelées foncières et, souvent, réelles, par opposition à l'usufruit, à l'usage et à l'habitation qu'on appelle quelquefois servitudes personnelles.
Ces noms demandent quelque attention, car ils pourraient causer de la confusion.
La qualification de réelles n'a pas ici pour but de dire que les servitudes sont des droits réels; car l'usufruit, l'usage et l'habitation sont aussi des droits réels. La qualification de foncières n'est pas employée pour exprimer que ces servitudes portent toujours sur des fonds; car l'habitation porte toujours sur un bâtiment, et si l'usufruit et l'usage ne portent pas toujours sur un fonds, ils peuvent aussi porter et, en fait, ils portent, le plus souvent, sur cette nature de biens.
Ici, les qualifications de réelles ou foncières, appliquées aux servitudes, expriment l'idée qu'elles appartiennent à une chose, à un fonds, par opposition à l'usufruit, à l'usage et à l'habitation qui appartiennent toujours à une personne déterminée et s'éteignent avec elle, sans se transmettre à son héritier, même au plus proche.
Il y a, au premier abord, quelque chose de bizarre à dire qu'un droit “appartient à une chose:” les choses sont les objets du droit et n'en peuvent être les sujets; elles subissent un droit, mais ne peuvent l'exercer; leur rôle est toujours passif, jamais actif, et, en réalité, les servitudes foncières appartiennent au propriétaire du fonds en faveur duquel la servitude est établie; mais, comme ce propriétaire peut changer, par cession ou par héritage, et comme le droit de servitude n'en subit aucune atteinte et passe intact au nouveau propriétaire, en cette qualité, on est amené à dire, par figure de langage, que le droit de servitude appartient plutôt au fonds qu'à la personne du propriétaire. En outre, si l'on considère que les servitudes ont pour but l'amélioration des fonds, leur utilité, leur plus-value, et non le seul agrément des personnes, il n'y a rien d'exagéré à dire que les servitudes foncières “appartiennent aux fonds,” et même, en suivant jusqu'au bout la figure de langage, on appelle fonds dominant celui en faveur duquel la servitude est établie, et fonds servant celui qui la subit, celui sur lequel elle s'exerce.
Ces observations préliminaires servent d'explication au 1er alinéa de notre article 14 qui donne la définition des servitudes foncières.
Il suffit maintenant d'en faire ressortir les deux caractères distinctifs.
1° La servitude doit avoir pour but de donner plus d'utilité au fonds dominant. Par utilité, on doit entendre tout ce qui en favorise l'usage, en facilite l'exploitation et, d'une manière générale, en augmente la valeur; ce qui comprend même certains agréments, lorsqu'étant, de nature à convenir à toute personne et non au seul propriétaire actuel, ils donneront plus de valeur au fonds.
On aura à revenir, plus loin, avec l'article 266, sur les distinctions à faire au sujet des agréments purement personnels qui ne pourraient être établis à titre des servitudes foncièrs.
Le présent article exige que la servitude procure de l'utilité au fonds dominant; c'est le principe essentiel.
L'établissement des servitudes a un grand avantage économique. Généralement, le profit qu'elles procurent au fonds dominant est bien supérieur au préjudice qu'elles causent au fonds servant; cependant, s'il en était autrement, la servitude n'en serait pas moins valable, car les propriétaires auraient usé de leur liberté respective.
2° Il est nécessaire que les deux fonds, servant et dominant, appartiennent à différents propriétaires; si le propriétaire de deux fonds tirait de l'un des avantages dans l'intérêt de l'autre, ce serait l'exercice normal du droit de propriété, il n'y aurait pas servitude; cet état de chose dépendrait uniquement de la volonté du propriétaire, quant à son étendue et quant à sa durée; la loi n'aurait pas à s'en occuper. Ce principe a des conséquences variées que l'on rencontrera ultérieurement.
Généralement, les servitudes sont établies entre fonds contigus ou, tout au moins, voisins: mais, cette condition n'étant pas absolument nécessaire, en raison, la loi ne l'exige pas; ainsi, rien n'empêcherait qu'un droit de passage ou une prise d'eau fussent établis à la charge d'un fonds, au profit d'un fonds éloigné, lorsque la communication entre les deux fonds pourrait se faire par la voie publique, par un cours d'eau, ou par des fonds intermédiaires.
La loi n'exige pas non plus que les servitudes aient un caractère perpétuel, pour les fonds de terre, ni même, s'il s'agit de bâtiments, qu'elles soient aussi durables que ceux-ci.
Le 2e alinéa de notre premier article indique les causes d'établissement des servitudes; il n'en reconnaît que deux: la loi et le fait ou la volonté de l'homme; il ne reconnaît de servitudes naturelles ou résultant de la situation des lieux.
Si l'on veut examiner les choses de haut, on reconnaîtra que tous les droits sont naturels avant d'être consacrés par la loi, surtout dans les pays où la loi se arde d'être arbitraire; toutes les servitudes dites légales seraient donc, avant tout, naturelles; il est préférable de nommer légales toutes celles que la loi consacre, sans l'intervention des particuliers. D'ailleurs, même dans les servitudes que la nature semble imposer davantage au législateur, il y a toujours lieu de régler l'exercice du droit, d'en déterminer l'étendue et les limites; or, si les intéressés n'y pourvoient pas eux-mêmes, la loi seule le peut, et elle le doit, si elle ne veut pas laisser aux tribunaux un trop grand pouvoir, lorsque les contestations se présenteront.
Ce n'est pas, cependant, sans avoir beaucoup hésité que l'on s'est décidé à reconnaître au Japon des servitudes légales, bien qu'on trouve cette idée dans la plupart des législations modernes.
Depuis longtemps, il est admis en doctrine que les dispositions classées sous le nom de servitudes légales ne sont pas de véritables servitudes, qu'elles constituent plutôt le droit commun de la propriété, tandis que les servitudes proprement dites ne peuvent être que des charges exceptionnelles.
En effet, parmi les servitudes dites légales, on trouve des limites à l'exercice du droit de propriété qui n'est pas et ne peut être absolu, des restrictions à la liberté du propriétaire, établies dans le but de l'empêcher de nuire à ses voisins; comme la défense d'envoyer ses eaux ménagères ou industrielles sur le fonds voisin, ou même d'y faire tomber l'égoût de ses toits; comme aussi celle de faire certains actes abusifs à l'égard du mur ou du fossé mitoyen. Or, il est difficile de considérer ces défenses comme des “charges établies sur un fonds pour l'utilité d'un autre fonds;” on ne peut non plus, dans ces cas, parler de fonds dominant, ni de fonds servant; car, chacun des fonds a, tout à la fois, les deux qualités vis-à-vis de l'autre, puisque les deux propriétaires peuvent se prévaloir des mêmes droits respectivement.
D'autres dispositions légales ont davantage le caractère de charges, comme celle de fournir au voisin enclavé un passage qui lui donne accès à la voie publique; comme aussi l'obligation, pour les voisins, de contribuer également aux frais du bornage de leurs propriétés contiguës et même de la clôture, en certains cas.
Mais, on peut dire que la première seule de ces charges est établie pour l'utilité de l'un des fonds, car, les deux dernières le sont dans l'intérêt réciproque des voisins.
Ces considérations, si sérieuses qu'elle soient, n'ont cependant pas suffi pour déterminer les Rédacteurs du Code à rejeter la classification ordinaire.
Plusieurs motifs s'y opposaient.
D'abord, il est toujours gênant de s'écarter des traditions universellement reçues; car, on prive la jurisprudence du bénéfice des travaux antérieurs.
Ensuite, il y a, entre voisins, des obligations légales qu'il est bien difficile de ne pas qualifier de servitudes; telle est celle de fournir le passage des personnes en cas d'enclave, celle de subir le passage des eaux pour l'irrigation, ou leur écoulement pour le drainage, et plusieurs autres relatives aux eaux: sans compter les nombreuses charges imposées aux propriétaires, dans l'intérêt général, par les lois administratives.
Enfin, si l'on voulait suivre une classification théorique rigoureusement exacte, on serait amené à répartir, dans trois ou quatre différentes places, des matières que l'on cherchera naturellement sous la rubrique des Servitudes.
Il faut souvent, en matière de législation, sacrifier la théorie pure à l'utilité pratique. Il y a longtemps qu'un législateur romain, l'empereur Justinien, a proclamé que “la simplicité est amie des lois.” C'est une vérité encore aujourd'hui et au Japon comme partout ailleurs.
On aura donc, dans cette matière, deux Sections: l'une, pour les diverses modifications de la propriété nommées, improprement quelquefois, servitudes légales, l'autre, pour les véritables servitudes, pour celles qui, créées par la volonté de l'homme, constituent un asservissement exceptionnel d'un fonds à un autre.
Les deux Sections ne pourront être subdivisées de la même manière; tandis que la seconde présentera nos subdivisions habituelles (1° les diverses espèces du même droit, 2° les causes ou moyens d'établissement du droit, 3° les effets du droit, 4° les causes d'extinction du droit), la première ne présentera d'autre subdivision que celle tirée des cas particuliers constituant les diverses espèces de servitudes dites “légales.” En effet, il ne peut être question de tirer une subdivision des causes, puisque ces servitudes ont toutes la même cause, à savoir, la loi; quant aux effets et à l'extinction de chacune de ces servitudes, ils varient, plus ou moins, avec chaque espèce de servitude et ils constituent précisément la matière principale de chaque paragraphe.