Art. 292. Il pourrait arriver que le propriétaire du fonds dominant, sans négliger entièrement l'usage de la servitude ne l'eût pas exercée dans toute sa plénitude: en pareil cas, il ne l'aurait ni perdue ni conservée tout entière, elle se trouverait diminuée dans ses avantages, quant au mode, quant au temps, quant au lieu.
Ainsi, quant au mode: celui qui avait le droit de passage à pied et avec voitures serait resté trente ans sans faire passer de voitures; ou bien, ayant le droit d'ouvrir deux ou plusieurs vues droites, à moins de trois pieds de la ligne séparative, il n'en aurait ouvert qu'une seule; ayant le droit d'empêcher toute construction ou plantation dans une direction déterminée, il y aurait laissé établir un bâtiment ou des plantations plus ou moins élevées.
Quant au temps: pouvant puiser de l'eau à toute heure du jour et de la nuit, on serait resté trente ans sans en puiser pendant la nuit; de même pour le passage.
Quant au lieu: pouvant envoyer des animaux paître dans toutes les parties du fonds voisin, on n'aurait usé du droit que pour une portion déterminée dudit fonds: par exemple, le fonds servant ayant été partagé en plusieurs lots, on aurait négligé d'exercer le pâturage sur l'un des lots.
Dans ces divers cas, qu'il s'agît du non-usage ou de la prescription, la perte serait la même, par application du principe déjà posé: autant on a possédé, autant on a prescrit; ici, on dirait: autant on a négligé de posséder, autant on a perdu.
La réciproque ne serait pas toujours vraie: si le propriétaire du fonds dominant avait changé le mode, le temps ou le lieu de l'exercice de la servitude, il ne pourrait pas nécessairement se prévaloir du changement, s'il y trouvait avantage; il faudrait, pour cela, que la servitude fût continue et apparente, c'est-à-dire susceptible de prescription.
Parmi les modes d'extinction des servitudes, on n'a pas rencontré, comme pour l'usufruit, l'abus de jouissance. C'est qu'il n'y a pas identité de motifs: l'usufruitier, ayant la possession entière et exclusive de la chose soumise à son droit, se trouve, par cela même, en situation de la compromettre plus gravement que le titulaire d'une servitude; par la même raison, sa possession et ses actes n'ont pas le contrôle continu du nu-propriétaire, lequel, au contraire, peut être exercé facilement et à chaque instant par le propriétaire du fonds servant. Il suffit donc de soumettre le titulaire de la servitude au droit commun de la responsabilité de ses actes.
Au surplus, on pourrait, dans quelques cas, admettre la révocation pour abus de jouissance, d'après les principes généraux; ce serait dans le cas où, la servitude ayant été constituée à titre onéreux et synallagmatique, avec des charges et conditions protectrices des intérêts du fonds servant, le titulaire aurait manqué à remplir ces conditions; il y aurait lieu alors à la résolution pour inexécution des conditions; mais ce cas d'extinction rentre dans celui, plus général, qui a été prévu et expliqué à l'article 287-2° et que l'on retrouvera, avec les développements nécessaires, dans la matière des Obligations.
FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE DU LIVRE DES BIENS.