Art. 42. Il convient de signaler d'abord une profonde différenee ici, entre le droit romain et les législations modernes, et on comprendra facilement que la vente de la chose d'autrui qui était permise chez les Romains ne puisse plus l'être aujourd'hui.
En droit romain, le vendeur ne contractait qu'une obligation, l'acheteur n'acquérait qu'un droit personnel.
Mais quel était l'objet de cette obligation ? On croirait, d'après les idées modernes, que c'était l'obligation de tranférer la propriété ; mais c'était simplement celle de livrer la chose, de mettre l'acheteur en possession.
Pourquoi le vendeur n'était-il pas tenu de transférer la propriété ? On en peut donner plusieurs motifs :
1° La propriété des immeubles d'Italie et de plusieurs sortes de meubles ne pouvait se transférer que par des modes solennels, par des formalités gênantes, avec témoins ; or, la nécessité de ces formalités aurait pu, dans bien des cas, être un obstacle à la vente : on se contenta donc d'une simple mise en possession ;
2° Les fonds provinciaux, ceux des pays conquis par les Romains en dehors de l'Italie (Gaule, Espagne, Grèce, Afrique, Asie), n'étaient pas susceptibles de propriété civile proprement dite : les particuliers ne pouvaient en acquérir que la possession, et la propriété en appartenait au peuple romain ou à l'Empereur, suivant 1 époque ; le vendeur de ccs fonds ne pouvait donc être tenu de transférer une propriété qu'il n'avait pas lui-même et ne pouvait avoir ;
3° Les étrangers ne pouvaient, même en Italie, acquérir la propriété civile, ils ne pouvaient acquérir que la possession.
Voilà donc trois causes qui expliquent suffisamment qu'à Rome le vendeur avait accompli son obligation quand il avait livré à l'acheteur la chose vendue. Or, comme on peut, en fait, livrer la chose d'autrui et que l'avantage est alors pour l'acheteur le même que si elle avait appartenu au vendeur, on décidait, en principe, que l'acheteur ne pouvait se plaindre que lorsqu'il était évincé ou, au moins, menacé de l'être. On faisait, du reste, à cet égard, quelques distinctions entre la bonne et la mauvaise foi du vendeur et celle de l'acheteur ; mais il n'est pas nécessaire de les rappeler ici.
Ce qu'il importe de noter, pour la comparaison du droit romain et du droit moderne, c'est que la vente de la chose d'autrui n'était pas nulle, comme elle l'est aujourd'hui.
C'est le caractère de cette nullité que nous avons à examiner d'abord ; les conséquences en seront ensuite faciles à déduire.
Il y a des nullités établies en faveur d'une seule des parties, pour la protéger : telles sont les nullités résultant de l'incapacité ordinaire et des vices du consentement ; celles-là ne peuvent être invoquées que parla personne incapable ou dont le consentement a été vicié, parce que c'est la seule partie que la loi a voulu protéger (voy. Liv. des Biens, art. 319).
Nous avons rencontré d'autres applications du même principe, dans les articles 36, 38 et 40 ci dessus, mais avec cette différence que la nullité, au lieu d'être invoquée par l'incapable, l'est contre lui, parce que ce n'est pas lui que la loi a voulu protéger.
Quelquefois la nullité est fondée sur une raison d'ordre public, comme dans les cas prévus à l'article précédent, alors, il est naturel qu'elle puisse être invoquée par les deux parties, c'est la meilleure garantie pour la loi que ses prohibitions soient respectées, puisque chaque partie doit craindre l'action en nullité ; c'est ainsi que la nullité des actes civils d'un condamne en état d'interdiction légale peut être invoquée par ceux qui ont traité avec lui et par lui-même (Liv. des Biens, art. 319).
Enfin, la nullité peut tenir à ce que l'une des conditions d'existence de la convention manque au début. Le cas où la chose n'est pas dans le commerce (article précédent) en est déjà un exemple ; il y a encore le défaut de formes solennelles, quand la loi en exige (ce qui n'est pas le cas de la vente), le cas du défaut de consentement (ici, il y a eu consentement), enfin, le défaut de cause, d'une cause vraie et licite (Liv. des Biens, art. 304). Or, c'est justement la cause vraie qui manque dans la vente de la chose d'autrui.
On a déjà eu occasion de signaler le défaut de cause dans la vente de la chose d'autrui ; c'est l'exemple le plus frappant, le plus simple et le plus pratique de la nullité d'une convention par défaut de cause.
Voyons, en effet, quelle est la cause du contrat de vente pour chaque partie.
On sait que la cause d'un convention est la raison qui détermine directement et immédiatement une partie à contracter ; les motifs, qu'il ne faut pas confondre avec la cause, ne sont plus que des raisons médiates éloignées.
Or, quand une personne consent à acheter, c'est parce qu'elle désire devenir propriétaire, actuellement et immédiatement, par le seul effet du contrat ; elle ne se contente plus, comme à Rome et dans l'ancien droit européen, de devenir créancière de la livraison, elle veut et elle compte obtenir la propriété.
Pourquoi veut-elle devenir propriétaire ? Cela importe peu, ce peut être pour habiter, pour établir une industrie, pour spéculer ; ce sont là les motifs : l'erreur sur le motif ne vicie pas le contrat, à moins qu'il n'y ait dol de l'autre partie (voy. Liv. des Biens, art. 309, 2e al.).
Quelle est la cause chez le vendeur? C'est le désir, la volonté d'acquérir un prix en argent, ou même une simple créance du prix, car le prix peut ne pas être payable de suite.
La vente ne serait jamais nulle faute de cause, du chef du vendeur seul, car il acquerrait toujours une créance du prix, si la vente n'avait pas d'autre vice. Mais elle peut être nulle faute de cause, du chef de l'acheteur; c'est quand il ne peut devenir propriétaire par le seul effet du contrat, ce qui justement est le cas, lorsque la chose n'appartient pas au vendeur. Dès lors, si l'acheteur n'a pas de cause de donner un prix, le vendeur n'a pas de cause de donner la chose : la vente est donc nulle pour et contre les deux parties.
On arriverait encore à reconnaître la nullité radicale de la vente de la chose d'autrui, en remarquant qu'elle a pour objet une chose qui “n'est pas à la disposition du vendeur” qui “n'est pas dans son commerce”. Mais il est préférable, comme plus simple et plus usité, de fonder la nullité sur le défaut de cause.
La conséquence naturelle et nécessaire est, avons-nous dit, que la nullité peut être invoquée par les deux parties, même par le vendeur, quoiqu'il soit évidemment moins intéressant que l'acheteur, puisque, s'il n'a pas commis de dol, il est au moins en faute de n'avoir pas connu la vérité sur son prétendu droit de propriété.
Le plus grand nombre des auteurs étrangers donne à l'acheteur seul le droit d'invoquer la nullité de la vente ; il arrive par là, soit à ne pas payer son prix, s'il en est encore temps, soit à le recouvrer s'il a été déjà payé, et il peut obtenir, en outre, des dommages-intérêts. C'est l'opinion consacrée par le Code italien (art. 1459).
D'autres auteurs accordent au vendeur le droit de se prévaloir de la nullité pour ne pas délivrer la chose vendue : ils se fondent sur ce motif qu'il ne doit pas être tenu de consommer un acte qui peut engager sa responsabilité envers le vrai propriétaire ; mais ils ne vont pas jusqu'à l'autoriser à reprendre la chose une fois qu'elle a été livrée. Du reste, il serait impossible au vendeur de revendiquer cette chose, puisqu'il n'en est pas propriétaire ; il serait non moins difficile de lui accorder l'action possessoire en rêintégrande, car cette action n'est donnée que contre celui qui a dépossédé autrui par violence ou par ruse ; or, ce n'est pas le fait de l'acheteur qui possède par la volonté même du vendeur.
Pour trouver un cas où le vendeur pourrait, après avoir livré la chose, prétendre la revendiquer contre l'acheteur, il faudrait supposer qu'il fût devenu propriétaire par une cause postérieure à la vente ; par exemple, en achetant du véritable propriétaire ou en lui succédant, ou même que le vrai propriétaire succédât au vendeur et prétendît, tout en se soumettant aux indemnités dont il serait tenu comme héritier du vendeur, exercer son droit antérieur de propriétaire. Ces deux hypothèses sont prévues à l'article 62.
Les auteurs les plus favorables au vendeur n'ont jamais osé aller jusqu'à lui permettre de revendiquer dans ces cas : ils se sont trouvés arrêtés par une règle célèbre, à savoir que “celui qui doit la garantie d'é-“viction ne peut lui-même opérer cette éviction.” Mais alors on ne voit pas pourquoi cette même règle ne serait pas déjà opposée au vendeur, lorsqu'il refuse de livrer, en invoquant la nullité de la vente.
L'objection est sérieuse, mais elle n'est pas sans réponse.
Quoique le vendeur soit en faute, il ne doit cependant pas être traité avec trop de rigueur, surtout quand il était de bonne foi lors de la vente ; il n'est pas juste qu'il soit à l'entière discrétion de l'acheteur qui pourrait, même après avoir découvert que la propriété appartenait à un tiers, ne pas élever de suite sa récla mation, faire des travaux ou des constructions sur la chose, et se créer ainsi des droits à une indemnité plus ou moins considérable, au cas d'éviction ; il pourrait aussi, sans attendre l'éviction, saisir le moment et les circonstances où la chose aurait acquis une certaine plus-value et agir en nullité contre le vendeur qui lui devrait l'équivalent de cette plus-value, comme dommages-intérêts.
Pour déjouer ces combinaisons de l'acheteur et prévenir la ruine imméritée du vendeur, le Code présentera un système entièrement nouveau ; ce n'est pas encore le moment de l'exposer en détail : il est renvoyé à la Section suivante. Toutefois, le présent article le faisant déjà pressentir, on doit, pour qu'il soit compris, esquisser ici la théorie nouvelle, sauf à la développer en son lieu (voy. art 60 et 61).
D'abord, si le vendeur était de mauvaise foi lors de la vente, c'est-à-dire, s'il savait que la chose appartenait à autrui, il ne pourra invoquer la nullité de la vente à aucun moment, ni par aucune voie, même par voie d'exception, en refusant de livrer. Il livrera, il recevra son prix, mais il pourra, plus tard, être requis de le restituer, soit quand l'acheteur sera évincé, soit même quand celui-ci voudra mettre fin à une situation incertaine. Il devra, en outre, diverses indemnités, si l'acheteur a été de bonne foi lors de la vente (art. 58). La position du vendeur sera très-désavantageuse assurément, mais c'est la conséquence et la punition de sa mauvaise foi.
Hâtons-nous d'ajouter qu'en fait, il sera bien rare que l'acheteur croit pouvoir sans danger payer son prix, lorsqu'il aura su à l'origine, ou découvert plus tard, que la chose n'appartenait pas au vendeur : il devra craindre, dans ces cas, que le vendeur ne se mette hors d'état de restituer le prix ; mais il pourrait arriver qu'au moment où l'acheteur demande la délivrance et offre de payer son prix, il n'ait pas encore fait cette découverte ; c'est alors qu'il est utile de refuser au vendeur le droit d invoquer la nullité de la vente en la révélant ; et l'on ne doit pas s'arrêter à l'objection que, la vente étant radicalement nulle, le vendeur doit pouvoir arguer de cette nullité : il en est privé comme punition de son dol.
Mais le vendeur était de bonne foi au moment de la vente et quand la livraison lui est demandée, avec offre de payement du prix, il a découvert que la chose n'était pas à lui. Le Code lui permet alors d'invoquer la nullité par voie d'exception (v. art. 60) ; il pourra bien être condamné à une indemnité, mais elle sera moindre que si l'acheteur avait déjà été mis en possession : celui-ci n'a pas encore fait de dépenses d'établissement et la chose ne peut avoir notablement gagné en valeur. En même temps, le vendeur ne se trouve pas contraint de consommer un acte qui peut être nuisible au vrai propriétaire et qui entraînerait encore sa responsabilité vis-à-vis de ce dernier.
Si le vendeur ne découvre la nullité de la vente qu'après avoir livré et reçu le payement du prix, est-il juste que le hasard qui a retardé sa découverte lui enlève le bénéfice de sa bonne foi et faut-il le laisser indéfiniment sous le coup d'une action en garantie dont l'objet sera double : la restitution du prix et de lourdes indemnités -On ne l'a pas pensé et l'on proposera bientôt de permet? tre au vendeur de mettre l'acheteur en demeure, sinon d'exercer son action en nullité, au moins de reconnaître que les indemnités déjà encourues ne seront plus susceptibles de s'aggraver contre le vendeur, soit par une plus-value fortuite, soit par des dépenses de l'acheteur. Elles seront alors constatées et fixées contradictoirement : le vendeur en consignera le montant ainsi que le prix qu'il a reçu, et les intérêts seront perçus par lui, parce que l'acheteur ne peut prétendre jouir en même temps de la chose et du prix (voy. art. 61).
Cette situation durera jusqu'à ce que l'acheteur, ou se décide à invoquer la nullité, ou arrive à la prescription acquisitive qui, le mettant à l'abri de la revendication du vrai propriétaire, lui ôtera aussi tout intérêt à se plaindre et à se faire rendre son prix avec indemnité.
Le vendeur aura toujours le droit de retirer les sommes déposées à la caisse des consignations, parce que c'est une offre de règlement qu'il a faite et qui n'étant pas acceptée ne le lie pas (Liv. des Biens, art. 478). Mais, du moment qu'il aura retiré la consignation, sa responsabilité redeviendra entière, et cela rétroactivement : la plus-value acquise par la chose dans l'intervalle, les travaux et constructions de l'acheteur, seront de nouvelles causes d'indemnité et il ne sera plus affranchi des conséquences de sa vente que par la prescription accomplie au profit de l'acheteur. On ne lui permettra pas de revenir à sa première proposition, en faisant constater les nouvelles indemnitées et en consignant (art. 61) : cette inconstance serait abusive.
La position du vendeur sera meilleure, s'il est devenu propriétaire de la chose : il pourra alors mettre l'acheteur en demeure d'opter immédiatement entre une ratification pure et simple de la vente et l'exercice de l'action en nullité, avec règlement actuel et définitif de l'indemnité (v. art. 62): l'acheteur n'aurait plus aucune raison plausible de refuser cette option.
Le présent article 42 est écrit pour le cas où la chose vendue appartient en entier à autrui et peut donner lieu à une éviction totale; plus loin, au sujet de la garantie d'éviction, on entrera dans l'examen d'hypothèses intermédiaires où la chose appartient en partie à autrui et en partie au vendeur, ou même appartient en entier au vendeur, mais est grevée d'usufruit, de servitude, d'hypothèque (v. art. 63 et s.).