SECTION III.
DES DOMMAGES INJUSTES OU DES DÉLITS ET DES QUASI-DÉLITS.
Art. 370. L'expression “dommages injustes” a semblé devoir être adoptée de préférence, dans le Code japonais, à celle, plus usitée, de “délits et quasidélit,” parce quelle exprime mieux l'idée dominante de cette troisième source des obligations : elle a d'ailleurs sa source dans le droit romain qui réglait avec soin la réparation des “dommages causés sans droit, à tort, injustement.”
De même que lorsqu'il s'agit de l'enrichissement à restituer, il faut qu'il ait été indû, de même, lorsqu'il s'agit de dommage à réparer, il est nécessaire qu'il ait été injuste, ou causé “par une faute ou une négligence,” ce qui exclut la réparation des dommages causés par l'exercice régulier d'un droit, par l'accomplissement d'un devoir ou même par l'effet d'un cas fortuit ou d'une force majeure. Ainsi, très-souvent, les actes d'un propriétaire d'immeuble, accomplis dans les limites de son droit, nuisent au voisin, et cependant aucune réparation n'est due pour cette sorte de dommage ; ainsi encore, les officiers publics, dans l'exercice régulier de leurs fonctions, causent souvent des dommages aux particuliers, dans la liberté de leur personne ou dans leurs biens, et, ni eux, ni l'Etat, n'en sont responsables ; enfin, quand, par exemple, un cavalier, dont le cheval est effrayé par une cause fortuite, renverse et blesse un passant, il n'est tenu d'aucune réparation, si d'ailleurs le cavalier était suffisamment habile pour monter ce cheval, eu égard à son caractère habituel.
Il faut donc, pour que la responsabilité soit encourue, pour que l'obligation de réparer se forme, qu'une faute ou une négligence soit imputable à l'auteur du dommage. Il importe peu, d'ailleurs, si le dommage est causé directement par la personne ou par ses biens seulement, ni s'il est causé à la personne d'autrui ou à ses biens : les exemples déjà donnés, même comme n'entraînant pas do responsabilité, prouvent que si le dommage était injuste, il serait réparable, sans distinguer s'il a été causé par une personne ou par ses biens, ni à une personne ou à ses biens.
Au surplus, si l'on s'occupe plus de la réalité des choses que de l'expression, on reconnaît que l'idée non-seulement la plus raisonnable, mais ainsi la seule aujourd'hui véritablement appliquée, est encore celle qui attache la responsabilité civile et pécuniaire aux dommages qui viennent d'une personne et en atteignent une autre dans ses biens. En effet, quand nous répondons des dommages causés par nos biens, comme par nos animaux ou par nos bâtiments, c'est toujours parce que notre personne a été en faute, a manqué de prévoyance ; de même, si nous sommes responsables des lésions corporelles causées à autrui, c'est parce qu'elles ont entraîné des frais de maladie et des pertes de profits légitimes, par suite de l'incapacité de travail. Si, en cas d'homicide par imprudence, nous devons une pension aux enfants, à la veuve ou aux ascendants de la victime, c'est parce que notre faute les a privés de leur soutien ; c'est donc toujours la réparation d'un tort causé au patrimoine. Bien plus, lorsque le dommage semble purement moral, par exemple, par suite d'une diffamation, on ne peut obtenir d'indemnité pécuniaire qu'autant que la diffamation paraît avoir entraîné, indirectement, quelque dommage de fortune pour la victime.
Il n'y a pas à distinguer, non plus, si la faute est un fait positif, c'est-à-dire un acte accompli illégalement, ou une omission, un manquement au devoir ou à la prudence; la seule différence qui pourrait résulter de cette nuance, c'est que les tribunaux pourraient être, toutes choses égales d'ailleurs (c'est-à-dire, dans deux cas de pareille gravité par leurs conséquences), plus indulgents pour une omission que pour un acte positif ; parce que l'omission est, pour ainsi dire, insensible et muette : elle ne porte pas en elle-même, comme l'acte positif, un avertissement qu'il y a une règle contraire à observer ; mais il n'y a là qu'une différence de fait et non de droit. Au contraire, il y a à distinguer, au point de vue légal, si le dommage résultant de la faute ou de l'omission a été volontaire ou involontaire : non-seulement le fait dommageable change alors de nom et de qualification légale (délit ou quasi-délit), mais aussi, et surtout, la manière d'apprécier la responsabilité change notablement.
Le Code japonais comble ici une lacune des Codes étrangers, en renvoyant sur ce point à la responsabilité des fautes ou des omissions commises dans l'exécution des conventions.
En Europe, peu d'auteurs ont cru pouvoir étendre aux délits et aux quasi-délits les dispositions légales qui règlent l'indemnité du dol et de la simple faute commises au sujet des contrats ; cependant, l'analogie est frappante, et comme il ne s'agit pas ici de peines, mais de réparation civile, on ne conçoit pas de pareils scrupules ; il en résulte que les tribunaux ne sont soumis à aucune règle, ont un pouvoir illimité pour apprécier la responsabilité des dommages, en cas de délits et de quasi-délits, tandis qu'ils n'ont pas la même liberté, lorsqu'il s'agit d'inexécution des conventions. Si la distinction que la loi a faite entre le dol et la simple faute est juste et raisonnable, quand il s'agit des conventions, on ne voit pas comment elle cesserait de l'être dans les autres cas, notamment, dans les quasi-contrats et dans les délits et quasi-délits. En tout cas, sans rechercher si l'assimilation de ces divers cas est suffisamment autorisée en droit étranger, en l'absence de texte formel, on peut, sans scrupules, la poser en règle dans le Code japonais.
Comme cette matière sera réglée plus loin, au sujet de l'effet des obligations contractuelles, on n'y insiste pas ici ; il suffit d'annoncer que lorsqu'il y a dol ou dommage volontaire, la réparation comprend non-seulement les dommages qui ont été prévus par son auteur ou qu'il lui était possible de prévoir, au moment de l'acte fautif, mais encore ceux qu'il ne pouvait prévoir ; tandis que lorsqu'il n'y a que simple faute, imprudence ou négligence, la réparation n'excède pas les prévisions réelles ou raisonnablement possibles (v. art. 385).
En appliquant donc cette distinctions aux dommages injustes, on dira que celui qui a, volontairement et dans l'intention de nuire, lancé des pierres dans une maison voisine qu'il croyait non habitée, sera responsable des blessures qu'il aura causées à une personne qui s'y trouvait à son insû, ou des dégâts causés à des objets précieux qui y étaient déposés ; tandis que celui qui, voulant, par exemple, chasser un corbeau d'un arbre à lui appartenant, aura, par maladresse, dépassé le but et atteint la maison voisine qu'il croyait aussi inhabitée et y aura causé les mêmes dommages que le délinquant qui précède, ne sera tenu que du bris de vitres qu'il a commis, parce que c'est le seul dommage qu'il ait pu raisonnablement prévoir ; ainsi encore, celui qui a commis volontairement un homicide est tenu de l'indemnité des dommages qui en résultent pour toutes les personnes, même nombreuses, qui avaient un intérêt légitime à la vie de la victime ; tandis que celui qui a causé un homicide par imprudence ne serait tenu que dans la limite des cas ordinaires ; enfin, si l'on suppose une diffamation calomnieuse ou simplement malicieuse, la réparation comprendra tous les dommages effectifs que la victime a pu en éprouver ; tandis que s'il n'y a eu qu'imprudence, légèreté, dans la divulgation de faits déshonorants, la responsabilité ne s'appliquera qu'au préjudice qu'il était possible de prévoir.
Au sujet de la réparation des dommages causés à tort, il y aura encore à distinguer s'ils sont une suite inévitable de la faute ou non; mais cette distinction, plus délicate que la précédente, demanderait des développements et des exemples qui seront mieux à leur place au Chapitre suivant, Section II, auxquels renvoie notre article (v. art. 385).
Au surplus, l'indemnité comprendra, comme en matière de contrats, la réparation du dommage éprouvé et la compensation du profit manqué ; ce double élément de l'indemnité est contenu dans l'expression de dommages-intérêts. Le plus souvent, l'indemnité sera fixée en argent ; mais il ne serait pas contraire à la loi que les tribunaux ordonnassent une réparation en nature, dans les cas où elle serait possible et utile.
Il faut remarquer, en terminant sur ce point, que les délits civils, malgré la volonté de nuire qui s'y rencontre, ne constituent pas toujours des délits correctionnels, et que, réciproquement, des quasi-délits peuvent constituer des délits correctionnels. Ainsi, celui qui, par ruse et méchanceté, déterminerait un propriétaire à aliéner son immeuble, en lui inspirant la crainte d'un danger imaginaire ou en lui donnant une espérance chimérique, ne commettrait pas une escroquerie, du moment qu'il ne serait ni l'acheteur ni le complice de l'acheteur: il ne se trouverait coupable d'aucun délit pénal, mais il aurait commis un délit civil. Il en serait de même de celui qui, méchamment, aurait donné un conseil qui a causé la perte d'un immeuble, d'un navire ou de marchandises : la loi ne punit que les conseils nuisibles aux personnes (C. pénal, art. 297 et 308) En sens inverse, celui qui, par imprudence ou inobservation des règlements, aurait causé un homicide ou des lésions corporelles à autrui, aurait commis un délit correctionnel, mais il ne serait, civilement, auteur que d'un quasi-délit. Le seul point où les deux qualifications de délit se rencontrent est qu'un délit correctionnel dont l'intention coupable sera un élément constitutif (et c'est, de beaucoup, le plus grand nombre) sera toujours, en même temps, un délit civil.