Art. 339. La théorie que présente cet article est une des plus importantes du droit civil. Il n'est lui-même que la conséquence d'un principe plus large encore, déjà invoqué, et qui trouvera sa place ailleurs, à savoir que “tous les biens d'un débiteur sont la garantie de ses dettes ou le gage de ses créanciers.”
Il peut arriver, il arrive même souvent, qu'un débiteur, embarrassé dans ses affaires, néglige de faire valoir ses droits contre ses propres débiteurs ou d'exercer les actions réelles qui pourraient lui appartenir pour recouvrer quelques-uns de ses biens, par le motif qu'ayant de nombreux créanciers, il ne lui en reviendrait aucun avantage. Cette inertie est blâmable et la loi doit donner aux créanciers le moyen de la combattre. Tel est l'objet de notre article.
Ce peu de mots suffit pour expliquer le 1er alinéa qui pose le principe du droit des créanciers; le 2e indique les principaux moyens par lesquels ils procédéront; le 3e présente quelques exceptions à la règle.
Les trois moyens qu'indique le présent article ne sont pas limitatifs, mais ils seront les plus fréquents.
1° Saisies. Ce n'est pas ici le lieu d'expliquer les diverses sortes de saisies que peuvent exercer les créanciers: cette matière appartient au Code de Procédure civile; il ne s'agit pas d'ailleurs ici des saisies que les créanciers feraient sur les biens de leur débiteur, en vertu d'un jugement qu'ils auraient obtenu contre lui: dans ce cas, ils n'exerceraient pas les droits de leur débiteur contre des tiers, mais leur propre droit contre le premier; il s'agit de saisies que le débiteur pourrait faire pratiquer lui-même contre ses propres débiteurs et qu'il néglige de faire.
2° Intervention. Le débiteur pourrait négliger de soutenir ses droits, comme demandeur ou défendeur, dans les procès pendants entre lui et des tiers: ses créanciers peuvent se joindre à lui, pour l'aider, soit dans l'attaque soit dans la défense; cette participation se nomme, en procédure, “intervention.”
L'intervention aura un avantage particulier, c'est qu'elle empêchera que le débiteur, par collusion ou fraude concertée avec l'adversaire, ne se laisse débouter comme demandeur ou condamner comme défendeur, ce qui laisserait encore un recours aux créanciers, mais d'un usage plus difficile, (v. ci-après, art. 341). La simple intervention sera particulièrement utile si le débiteur, ayant formé une demande, néglige ensuite de la suivre et d'y produire les preuves de son droit, ou bien, si, ayant été assigné comme défendeur, il néglige de répondre, fait défaut et s'expose à une condamnation mal fondée.
3° Action indirecte. L'expression “d'action indirecte ou oblique” a été adopté pour indiquer que ce n'est pas une action à eux propre qu'exercent les créanciers, mais une action appartenant à leur débiteur, dont le profit ne leur parviendra qu'en passant, sinon dans les mains même de celui-ci, au moins dans son patrimoine. En effet, les créanciers, qui ont exercé l'action contre le tiers, pourront bien, après le succès, prendre des précautions pour éviter le détournement du profit de l'action, mais ils ne pourront s'opposer à ce que ce profit soit distribué à tous les créanciers indistinctement, sauf les causes ordinaires de préférence, parmi lesquelles ne figurera pas le fait d'avoir pris l'initiative de l'action.
A cette occasion, on remarquera qu'il n'est pas nécessaire que les créanciers se forment en syndicat ou en comité, ni agissent d'un commun accord, pour exercer les actions de leur débiteur: le droit appartient à un seul autant qu'à tous et il peut être exercé isolément, par le plus diligent, ou collectivement, après entente préalable.
Le texte tranche, au sujet de cette action indirecte, une question qui est très controversée en Europe et qu'il fallait résoudre au Japon: les créanciers qui voudront exercer l'action ne se borneront pas à faire à leur débiteur une sommation d'avoir à exercer lui-même son droit, pour, en cas de refus, l'exercer à sa place; ils devront présenter requête au tribunal, en exposant la situation qui leur est faite et le danger qu'ils courent, afin d'obtenir de la justice le droit de prendre le lieu et la place de leur débiteur dans l'action à intenter contre le tiers; le débiteur pourra toujours se joindre à eux, mais, une fois l'action intentée, il ne sera plus qu'un intervenant: il aura perdu, par sa résistance première, le rôle de partie principale.
Cette autorisation de justice, donnée aux créanciers, d'agir au lieu et place de leur débiteur et en son nom, est appelée ici “subrogation judiciaire:” c'est un nom qui lui est donné dans la pratique étrangère où elle est très usitée, sans être formellement exigée par la loi.
On pourrait soutenir, en effet, en l'absence de texte, que les créanciers peuvent agir d'emblée, de plein droit, au nom de leur débiteur, contre les tiers que celui-ci pourrait poursuivre lui-même, par conséquent, sans avoir besoin de son autorisation ni de celle de la justice: on pourrait considérer cette autorisation comme donnée par la loi. Mais cette solution présenterait de sérieux dangers, tant pour les créanciers que pour le tiers actionné: pour les premiers, en ce que le débiteur conserverait, pendant le procès, le droit de disposer de l'objet du litige, de transiger avec le tiers et d'anéantir ainsi leur droit; pour le tiers, il serait exposé, après avoir triomphé d'un des créanciers, à subir une nouvelle action d'autres créanciers ou du débiteur lui-même; car il serait difficile d'admettre que le premier créancier, en agissant seul, de son propre mouvement et sans un mandat spécial des autres créanciers et du débiteur, eût pu compromettre le droit de ceux-ci.
Le tiers, il est vrai, préviendrait ce danger, en ce qui le concerne, en exigeant la mise en cause du débiteur; mais cette mise en cause ne préviendrait pas le danger, pour le créancier poursuivant, d'une transaction ou d'un autre acte qui le dépouillerait et qu'il ne pourrait attaquer qu'en prouvant la fraude, ce qui est toujours difficile.
On remédie, tout à la fois, au double danger signalé, par la subrogation judiciaire du créancier, laquelle ne devra être accordée qu'après que le débiteur aura été sommé d'exercer son action et entraînera sa mise en cause, sans qu'il ait le droit de transiger ou de compromettre autrement ses droits devenus ceux des créanciers; en même temps, le créancier poursuivant devra être constitué représentant des autres, après qu'ils auront été dûment avertis. De cette façon, le jugement rendu en faveur du créancier demandeur, profitera aux autres créanciers et au débiteur, et le jugement rendu en faveur du tiers sera opposable aux mêmes personnes, (v. la loi sur la subrogation judiciaire de l'année 23e de Meiji, n° 93).
Le 3e alinéa introduit trois exceptions ou témpéraments à la règle que les créanciers peuvent exercer les droits et actions de leur débiteur.
1° Ils ne peuvent exercer les simples facultés légales de leur débiteur. Avant de proposer la formule caractéristique des simples facultés opposées aux droits, on en donnera d'abord quelques exemples incontestables et frappants.
Il est évident que les créanciers ne pourraient bâtir sur un terrain de leur débiteur, louer ses immeubles, exploiter ses terres ou modifier ses cultures; cependant, on pourrait dire que ce sont là des droits incontestables du débiteur, mais, en réalité, ce sont de simples facultés. On pourrait multiplier les exemples.
Au contraire, il n'est pas douteux que les créanciers puissent exercer une action en nullité ou rescision de convention, appartenant à leur débiteur, pour vice de consentement ou pour incapacité; de même, une action en résolution pour inexécution des conditions, une action en dommages-intérêts pour dommages causés aux biens et une foule d'autres.
Il faut pourtant trouver une formule, un signe caractéristique qui permette, dans tous les cas, de voir si l'on est en présence d'un droit ou d'une simple faculté.
La distinction est celle-ci; chaque fois qu'il s'agit d'un avantage que le débiteur ne peut négliger de faire valoir sans éprouver une perte certaine, cet avantage est un droit; chaque fois, au contraire, que, pour obtenir l'avantage, il y a à faire un sacrifice volontaire, il y a simple faculté. Et la différence relative au droit d'agir des créanciers est facile à justifier: du moment que le droit ne peut être négligé sans une perte certaine et directe, il est naturel que les créanciers conservent leur gage et se substituent au débiteur de mauvaise volonté; au contraire, quand il y a à délibérer si l'exercice de la faculté est avantageux ou non, les créanciers ne pourraient s'immiscer dans cette délibération et agir au lieu et place du débiteur, peut-être contre sa volonté: ce serait lui enlever l'administration de son patrimoine, ce qui dépasserait infiniment l'avantage que la loi a entendu leur accorder ici. D'ailleurs, s'il y a plusieurs créanciers ce qui sera le plus fréquent, il y a presque certitude qu'ils seront en désaccord sur l'exercice d'une faculté, tandis que, pour l'exercice d'un droit, l'accord est tout naturel. C'est seulement au cas de faillite que le droit des créanciers peut aller jusqu'à exercer les facultés du débiteur; mais alors c'est qu'il y a pour lui dessaisissement de ses biens, et justement alors, les créanciers sont organisés en assemblée, et délibèrent à une certaine majorité, pour le meilleur règlement de leurs intérêts.
2° La deuxième exception concerne des droits proprement dits du débiteur dont l'exercice est refusé aux créanciers. Ce sont des droits qui présentent plus d'intérêt moral que d'intérêt pécuniaire, c'est pourquoi ils sont considérés comme “exclusivement attachés ou réservés à la personne même du débiteur;” il en serait de même, et à plus forte raison, des droits dont l'intérêt est purement moral et que d'ailleurs les créanciers n'auraient eux-mêmes aucun intérêt à exercer. Cette formule aidera à faire distinguer ces droits d'avec les autres. Les exemples les plus fréquents et les plus saillants à citer sont: les droits relatifs à l'état des personnes, tels que la réclamation ou la contestation de légitimité, la demande en divorce ou en nullité de mariage ou d'adoption, le droit de demander la réparation d'une injure ou d'un autre délit contre la personne, celui de demander la révocation d'une donation pour ingratitude, etc.
Au contraire, on doit considérer comme rentrant dans le droit des créanciers, les actions qui tendent à faire recouvrer à leur débiteur tout ou partie d'une succession, lors même qu'un intérêt moral serait en jeu et pourrait faire hésiter le débiteur; par exemple, la pétition d'hérédité, même subordonnée à la contestation de légitimité d'un enfant, l'action en réduction de donations ou legs excessifs, en déclaration d'indignité contre un héritier. Dans ces divers cas, l'intérêt pécuniaire à agir paraît excéder l'intérêt moral à ne pas agir et le droit des créanciers ne pourrait être exclu que par une renonciation formelle du débiteur faite sans fraude.
3° Enfin, la loi qui a compté le droit de saisie au nombre des garanties des créanciers le leur refuse sur certains biens qui ne sont pas leur gage et qui, pour des raisons de convenance ou d'humanité, sont aussi exclusivement réservés au débiteur, d'où leur nom d'insaisissables (v. art. 29); ces biens sont énumérés au Code de Procédure civile, au sujet des saisies.