Art. 359. — 151. Cet article répond aux articles 1166 du Code français et 1234 du Code italien. La théorie qu'il présente est une des plus importantes du droit civil. Il n'est lui-même que la conséquence d'un principe plus large encore, déjà invoqué, et qui trouvera sa place ailleurs, à savoir que " tous les biens d'un " débiteur sont la garantie de ses dettes ou le gage com" mun de ses créanciers" (voy. c. civ. fr., art. 2092-2093; Proj. art. 1001).
Il peut arriver, il arrive même souvent, qu'un débiteur, embarrassé dans ses affaires, néglige de faire valoir ses droits contre ses propres débiteurs ou d'exercer les actions réelles qui pourraient lui appartenir pour recouvrer quelques-uns de ses biens, et cela, par le motif qu'ayant de nombreux créanciers, il ne lui en reviendrait ancun avantage. Cette inertie est blâmable et la loi doit donner aux créanciers le moyen de la combattre. Tel est l'objet de notre article.
Ce peu de mots suffit pour expliquer le 1er alinéa qui pose le principe du droit des créanciers; le 2e indique les principaux moyens par lesquels ils procéderont et le 3e présente quelques exceptions à la règle.
152. Le Code français a négligé d'indiquer les voies et moyens de l'exercice du droit des créanciers et la question y donne lieu à de sérieuses difficultés. Le Projet prend soin de s'en expliquer. Les trois moyens qu'indique le présent article ne sont pas limitatifs, mais ils seront les plus fréquents.
1° Saisies. Ce n'est pas ici le lieu d'expliquer les diverses sortes de saisies que peuvent exercer les créanciers: cette matière appartient au Code de Procédure. Il ne s'agit pas d'ailleurs ici des saisies que les créanciers feraient sur les biens de leur débiteur, en vertu d'un jugement qu'ils auraient obtenu contre lui: dans ce cas, ils n'exerceraient pas les droits de leur débiteur contre des tiers, mais leur propre droit contre le premier. Il s'agit de saisies que le débiteur pourrait faire pratiquer lui-même contre ses propres débiteurs et qu'il néglige de faire; ce seront: ou des saisies-exécutions (v. c. proc. civ. fr., art. 583 et s.), ou des saisies-revendications (ibid., art. 826 et s.), ou de simples saisiesconservatoires (ib., art. 819 et s.). Les créanciers pratiqueront souvent aussi la saisie-arrêt ou saisie-opposition contre les débiteurs de leur débiteur (ib., art. 557 et s.); mais on peut dire de cette saisie qu'ils l'exercent plutôt comme à eux appartenant que comme appartenant à leur débiteur, car celui-ci n'en a jamais besoin: c'est une saisie de la créance du débiteur, avec cette particularité qu'elle s'exerce contre un tiers, ce qui la rapproche des deux dernières voies ouvertes aux créanciers, et même pourrait leur donner occasion d'y recourir si la créance était contestée par le tiers-saisi.
2° Intervention. Le débiteur pourrait négliger de soutenir ses droits, comme demandeur ou défendeur, dans les procès pendants entre lui et des tiers: ses créanciers peuvent se joindre à lui, pour l'aider, soit dans l'attaque, soit dans la défense; cette participation se nomme, en procédure, " intervention," expression très claire, parce qu'elle est tirée du langage ordinaire (voy. c. pr. civ. fr., art. 339-341). L'intervention aura un avantage particulier, c'est qu'elle empêchera que le débiteur, par collusion ou fraude concertée avec l'adversaire, ne se laisse débouter comme demandeur ou condamner comme défendeur, ce qui laisserait encore un recours aux créanciers, mais d'un usage plus difficile, la tierce-opposition (v. ci-après, art. 361). La simple intervention sera particulièrement utile si le débiteur, ayant formé une demande, néglige ensuite de la suivre et d'y produire les preuves de son droit; ou bien, si, ayant été assigné comme défendeur, il néglige de répondre, fait défaut et s'expose à une condamnation mal fondée.
3° Action indirecte. Si l'expression " d'action indirecte ou oblique " n'était pas consacrée ici, on pourrait tout aussi bien employer celle, plus naturelle, d'action directe, par opposition à l'intervention. Mais on a adopté depuis longtemps l'une des deux autres expressions, pour indiquer que ce n'est pas une action à eux propre qu'exercent les créanciers, mais une action appartenant à, leur débiteur, dont le profit ne leur parviendra qu'en passant, sinon dans les mains mêmes de celui-ci, au moins dans son patrimoine. En effet, les créanciers qui ont exercé l'action contre le tiers pourront bien, après le succès, prendre des précautions pour éviter le détournement du profit de l'action, mais ils ne pourront s'opposer à ce que ce profit soit distribué à tous les créanciers indistinctement, sauf les causes ordinaires de préférence, parmi lesquelles ne figurera pas le fait d'avoir pris l'initiative de l'action.
A cette occasion, on remarquera qu'il n'est pas nécessaire que les créanciers se forment en syndicat ou en comité, ni agissent d'un commun accord, pour exercer les actions de leur débiteur: le droit appartient à un seul autant qu'à tous et il peut être exercé soit isolément par le plus diligent, soit collectivement, après entente préalable.
153. Le Projet tranche, au sujet de cette action indirecte, une question qui est très controversée en France et qu'il fallait résoudre au Japon. Les créanciers qui voudront exercer l'action ne se borneront pas à faire à leur débiteur une sommation d'avoir à exercer lui-même son droit, pour, en cas de refus, l'exercer à sa place: ils devront présenter requête au tribunal, en exposant la situation qui leur est faite et le danger qu'ils courent, afin, d'obtenir de la justice le droit de prendre le lieu et la place de leur débiteur dans l'action à intenter contre le tiers; le débiteur pourra toujours se joindre à eux, mais, une fois l'action intentée, il ne sera plus qu'un intervenant: il aura perdu, par sa résistance première, le rôle de partie principale.
Cette autorisation de justice, donnée aux créanciers, d'agir au lieu et place de leur débiteur et en son nom, est appelée ici "subrogation judiciaire: " c'est un nom qui lui est donné dans la pratique, en France, où elle est très usitée, sans être formellement exigée par la loi.
On peut soutenir pourtant, sous l'empire du Code français, que les créanciers peuvent agir d'emblée, de plein droit (de plano), au nom de leur débiteur, contre les tiers que celui-ci pourrait poursuivre lui-même; que, par conséquent, ils n'ont pas besoin de son autorisation ni de celle de la justice: on peut considérer cette autorisation comme donnée par la loi. Mais cette solution, en admettant qu'elle soit conforme à la loi, présente de sérieux dangers, tant pour les créanciers que pour le tiers actionné: pour les premiers, en ce que le débiteur conserve, pendant le procès, le droit de disposer de l'objet du litige, de transiger avec le tiers et d'anéantir ainsi leur droit; pour le tiers, il est exposé, après avoir triomphé d'un des créanciers, à subir une nouvelle action d'autres créanciers ou du débiteur lui-même; car il est difficile d'admettre que le premier créancier, en agissant seul, de son propre mouvement et sans un mandat spécial des autres créanciers et du débiteur, ait pu compromettre le droit de ceux-ci.
Le tiers, il est vrai, préviendrait ce danger, en ce qui le concerne, en exigeant la mise en cause du débiteur; mais cette mise en cause ne prévient pas le danger, pour le créancier poursuivant, d'une transaction ou d'un autre acte qui le dépouillerait et qu'il ne pourrait attaquer qu'en prouvant la fraude, conformément à l'article suivant, ce qui est toujours difficile.
On remédiera, tout à la fois, au double danger signalé, par la subrogation judiciaire du créancier, laquelle ne devra être accordée qu'après que le débiteur aura été sommé d'exercer son action et entraînera sa mise en cause, sans qu'il ait le droit de transiger ou de compromettre autrement ses droits devenus ceux des créanciers; en même temps, le créancier poursuivant devra être constitué représentant des autres, après qu'ils auront été dûment avertis et constitués en une sorte de syndicat. De cette façon, le jugement rendu en faveur du créancier demandeur profitera aux autres créanciers et au débiteur, et le jugement rendu en faveur du tiers sera opposable aux mêmes personnes.
154. Le 3e alinéa introduit trois exceptions ou tempéraments à la règle que les créanciers peuvent exercer les droits et actions de leur débiteur.
1° Ils ne peuvent exercer les simples facultés légales de leur débiteur. Avant de proposer la formule caractéristique des simples facultés opposées aux droits, on en donnera d'abord quelques exemples incontestables et frappants.
Il est évident que les créanciers ne pourraient bâtir sur un terrain de leur débiteur, donner ses immeubles à bail, exploiter ses terres ou modifier ses cultures; cependant, on pourrait dire que ce sont là des droits incontestables du débiteur: mais, en réalité, ce sont de simples facultés. De même, si le débiteur avait pris à bail un bien d'autrui, avec faculté de le renouveler ou de le prolonger, les créanciers ne pourraient exercer cette faculté à sa place. Enfin, si le débiteur avait vendu un de ses biens avec faculté de rachat, ses créanciers ne pourraient exercer ladite faculté qu'au cas de son insolvabilité, cas où leurs droits s'étendent par le dessaisissement du débiteur (v. ci-après).
Au contraire, il n'est pas douteux que les créanciers puissent exercer une action en nullité ou rescision de convention appartenant à leur débiteur, pour vice de consentement ou pour incapacité; de même, une action en résolution pour inexécution des conditions, une action en dommages-intérêts pour préjudice causé aux biens et une foule d'autres.
On reconnaît donc la nécessité d'une formule, d'un signe caractéristique (critérium) qui permette, dans chaque cas, de voir si l'on est en présence d'un droit ou d'une simple faculté.
La distinction nous paraît être celle-ci: chaque fois qu'il s'agit d'un avantage que le débiteur ne peut négliger de faire valoir sans éprouver une perte certaine, cet avantage est un droit; chaque fois, au contraire, que, pour obtenir l'avantage il y a à faire, un sacrifice volontaire correspondant, il y a simple faculté (3).
Ainsi, pour reprendre nos exemples de facultés, s'il s'agissait de construire sur un bien du débiteur, il faudrait commencer par débourser le prix des matériaux et de 1a main d'oeuvre; donner à bail les immeubles du débiteur serait en même temps démembrer son droit de propriété; exercer la faculté de rachat obligerait le débiteur à rembourser le prix de vente qu'il a reçu.
Cette différence relative au droit d'agir des créanciers est facile à justifier: du moment que le droit ne peut être négligé sans une perte certaine et directe, il est naturel que les créanciers conservent leur gage et se substituent au débiteur de mauvaise volonté; au contraire, quand il y a à délibérer si l'exercice de la faculté est avantageux ou non, les créanciers ne pourraient s'immiscer dans cette délibération et agir au lieu et place du débiteur, peut-être contre sa volonté: ce serait lui enlever l'administration de son patrimoine, ce qui dépasserait infiniment l'avantage que la loi a entendu leur accorder ici. D'ailleurs, s'il y a plusieurs créanciers, ce qui sera le plus fréquent, il y a presque certitude qu'ils seront en désaccord sur l'exercice d'une faculté, tandis que, pour l'exercice d'un droit, l'accord est tout naturel. C'est seulement au cas de faillite ou de déconfiture que le droit des créanciers peut aller jusqu'à exercer les facultés du débiteur; mais alors c'est qu'il y a pour lui dessaisissement de ses biens, et justement alors, les créanciers sont organisés en assemblée et délibèrent à une certaine majorité, pour le meilleur règlement de leurs intérêts (4).
Par exception, il est permis aux créanciers d'exercer la faculté de rachat, au lieu et place du débiteur; mais précisément, ce n'est qu'après discussion de ses biens, c'est-à-dire après que son insolvabilité a été constatée, ce qui est la déconfiture analogue à la faillite (voy. c. civ. fr., art. 1666; Proj., art. 725).
2e La deuxième exception concerne des droits proprement dits du débiteur dont l'exercice est refusé aux créanciers. Ce sont des droits qui présentent plus d'intérêt moral que d'intérêt pécuniaire, c'est pourquoi ils sont considérés comme "exclusivement attachés ou réservés à la personne même du débiteur." Il en serait de même, et à plus forte raison, des droits dont l'intérêt est purement moral et que d'ailleurs les créanciers n'auraient eux-mêmes aucun avantage à exercer. Cette formule aidera à faire distinguer ces droits d'avec les autres. Les exemples les plus fréquents et les plus saillants à citer sont: les droits relatifs à l'état des personnes, tels que la réclamation ou la contestation de légitimité, la demande en divorce ou en nullité de mariage ou d'adoption, le droit de demander la réparation d'une injure ou d'un autre délit contre la personne, celui de demander la révocation d'une donation pour ingratitude, etc.
Au contraire, on doit considérer comme rentrant (fans le droit des créanciers, les actions qui tendent à faire recouvrer à leur débiteur tout ou partie d'une succession, lors même qu'un intérêt moral serait en jeu et pourrait faire hésiter le débiteur; par exemple, la pétition d'hérédité (v. c. civ. fr., art. 137), même subordonnée à la contestation de légitimité d'un enfant, l'action en rapport à succession (ibid., 843 et s.), en réduction de donations ou de legs excessifs (ib., art. 920 et s.), en déclaration d'indignité contre un héritier (ib., art. 727 et s.) (5). Dans ces divers cas, l'intérêt pécuniaire à agir paraît excéder l'intérêt moral à ne pas agir et le droit des créanciers ne pourrait être exclu que par une renonciation formelle du débiteur faite sans fraude.
3e Enfin, la loi qui a compté le droit de saisie au nombre des garanties des créanciers le leur refuse sur certains biens qui ne sont pas leur gage et qui, pour des raisons de convenance ou d'humanité, sont aussi exclusivement réservés au débiteur, d'où leur nom d'insaisissables (v. art. 30); ces biens seront énumérés au Code de Procédure civile, au sujet des saisies (6).
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(3) Nous ajoutons à notre précédente formule que le sacrifice doit être volontaire; en effet, on aurait pu nous objecter, comme nous nous le sommes fait à nous-même, que dans l'exercice d'un droit né d'un contrat synallagmatique, le débiteur doit faire un sacrifice correspondant, lequel même peut souvent lui sembler tellement lourd qu'il préférerait, pour s'y soustraire, ne pas faire valoir son droit. Mais il n'est pas possible de confondre ce droit avec une simple faculté, puisque le débiteur a, en même temps, une obligation correspondante, à l'exécution de laquelle il peut toujours être contraint par la partie adverse, ce qu'on ne trouve pas dans le cas d'une simple faculté. Il y a là, en somme, une modification déjà accomplie du patrimoine du débiteur et du gage de ses créanciers; dès lors, il est naturel que ceux-ci s'en prévalent, même malgré lui, comme l'autre partie peut elle-même s'en prévaloir malgré eux.
(4) La déconfiture devait, dans le principe, être organisée par le Code de Procédure civile; mais elle a été réservée pour une loi spéciale aujourd'hui promulguée (Loi 69, des 20-21 août, 238 année de Meiji, 1890).
(5) Ces actions empruntées au Code français, avant que la matière des successions et donations fût réglée dans le Projet, n'ont pas toutes été admises dans le Texte officiel.
(6) A la rigueur, la loi pourrait ne pas prendre la peine de signaler cette exception: il suffit que la loi ait annoncé (art. 30) qu'il y a des biens insaisissables et que le Code de Procédure civile les détermine.
La Commission qui a supprimé tant de renvois plus utiles aurait pu, sans scrupules, supprimer celui-ci.