Art. 96. Dans le système qui considère la prescription comme un moyen direct d'acquisition ou de libération, on admet bien, comme dans le système de le Code, que les juges ne peuvent suppléer d'office le moyen tiré de la prescription ; mais il faut reconnaître que cette prohibition est bien plus facile à justifier lorsqu'on voit dans la prescription une présomption d'acquisition ou de libération.
Si, dans une action en revendication, le tribunal trouvait des preuves directes d'acquisition ou, dans une action personnelle, il trouvait des quittances de payement, il pourrait, dans les deux cas, rejeter la demande, lors même que le défendeur n'aurait pas invoqué ces moyens de défense : ce ne serait pas ” statuer sur choses non demandées ” (ce qui lui est défendu), car dès que le défendeur conteste la demande formée contre lui, c'est qu'à son tour il en demande le rejet, par tous les moyens reconnus par la loi.
Pourquoi en est-il autrement, si le défendeur parait être dans le cas de jouir de la prescription acquisitive ou libératoire ?
On se borne généralement, dans l'opinion adverse, à répondre que ce mode d'acquérir ou de se libérer peut répugner à la conscience du possesseur ou du débiteur et qu'il ne doit pas appartenir au tribunal de lui reconnaître un avantage dont il ne veut pas se prévaloir.
Mais pourquoi le défendeur aurait-il de pareilles répugnances à profiter d'un mode d'acquisition ou de libération que la loi édicte en sa faveur ? Comment surtout expliquer que la loi elle-même lui suppose cette répugnance ? La loi n'est-elle donc pas sûre de l'équité et de la sagesse de sa propre disposition ?
Combien, au contraire, la solution qui nous occupe est juste et naturelle, avec le système qui ne voit dans la prescription qu'une présomption ! Une présomption, si forte qu'elle soit, n'est toujours qu'une conjecture, une induction, une probabilité ; or, quand la loi tire une induction ou conjecture d'une situation particulière, elle peut très bien, et ce sera peut-être très sagement, y mettre des conditions déterminées : on sait que pour la prescription dite “ acquisitive, ” la condition fondamentale est la possession par le défendeur de la chose litigieuse, et cette possession doit avoir de nombreuses qualités que nous rencontrerons plus loin (v. art. 138 et s.) et dont la durée, le temps, est une ; pour la prescription libératoire, il ne peut être question de possession, mais il faut l'inaction du créancier pendant un temps déterminé depuis le moment où il pouvait légalement agir (v. art. 150 et s.).
Cela étant, n'est-il pas juste et naturel, comme nous l'avons dit plus haut, que la loi exige une autre condition commune aux deux prescriptions : à savoir, qu'elle soit invoquée par celui qui peut en profiter? Ne convient-il pas qu'il confirme par sa déclaration le bien fondé de la présomption légale ? Comment d'ailleurs le tribunal saura-t-il d'une manière certaine que toutes les conditions légales de la prescription acquisitive ou libératoire sont remplies, si le défendeur ne lui vient en aide pour le démontrer ?
Et il ne faudrait pas objecter que cette solution ne cadre pas avec le caractère de “ présomption d'ordre public ” que le Code lui assigne : elle ne prend ce caractère que quand elle est invoquée ; c'est alors seulement que le tribunal ne peut pas se dispenser de l'admettre ; sauf encore la restriction à laquelle nous allons arriver. D'ailleurs, c'est la même solution et par le même motif que celle que nous avons rencontrée pour la présomption attachée à la chose jugée (v. art. 80).
Le 2e alinéa tranche la question dont la solution est le plus grand intérêt de la controverse sur la nature de la prescription. Nous avons dû, par anticipation, soulever et résoudre cette question, dans notre préambule, ce qui nous permet de n'en plus dire ici que quelques mots.
Fallait-il admettre le défendeur à invoquer la prescription et à en obtenir le bénéfice, lorsqu'il reconnaît, tout en l'invoquant, qu'il n'a pas acquis ou qu'il n'est pas libéré par un des modes légaux d'acquisition ou de libération ?
Assurément, dans l'opinion qui voit dans la prescription un mode légal d'acquisition ou de libération, la solution serait affirmative en faveur du défendeur. Mais l'opinion contraire doit repousser un pareil résultat qui rendrait la prescription immorale dans son caractère, inique dans son effet et déshonorante pour celui qui s'en prévaudrait avec un pareil cynisme.
Le texe refuse formellement le bénéfice de la prescription à celui qui s'est déclaré lui-même en dehors des conditions de son application : la loi considère sa déclaration “ comme une renonciation à la prescription.”
Il ne faut pas d'ailleurs conclure de cette disposition de la loi que le défendeur qui invoque la prescription pourrait être sommé d'avoir à s'expliquer sur la réalité de son acquisition ou de sa libération, ni qu'il pourrait être soumis à un interrogatoire sur faits et articles tendant à obtenir un aven sur ce point : cette provocation de la preuve contraire n'est permise que contre les courtes prescriptions (v. art. 161) ; ici l'aveu ne peut être que spontané.
Il convient de placer ici une observation importante qui aurait pu déjà trouver sa place, c'est que si la prescription est presque toujours invoquée par le défendeur (comme l'autorité de la chose jugée), elle peut l'être tout aussi bien par le demandeur, et cela dans ses deux applications Ainsi un possesseur qui a rempli les conditions de la prescription acquisitive a perdu ensuite la possession : il peut, en se fondant sur la prescription, revendiquer la chose contre le possesseur actuel qui peut être l'ancien propriétaire ou un tiers.
Ainsi encore, un débiteur qui avait donné une hypothèque en garantie de sa dette, et en faveur duquel la prescription libératoire est accomplie, intentera une action en radiation d'hypothèque, et il commencera par prouver, par la prescription, que sa dette est éteinte.
Dans les deux systèmes sur la nature de la prescription, cette solution est incontestable.