Art. 85. Cet article tranche la question très difficile et importante “ de l'influence au civil de la chose jugée au criminel.” On sait que les faits délictueux, crimes, délits et contraventions, peuvent donner lieu à des restitutions ou réparations civiles au profit de la partie lésée ou de ses représentants, et que ces réparations peuvent être demandées, soit conjointement à l'action publique, devant les tribunaux de répression, soit séparément devant les tribunaux civils.
Si la première voie a été suivie, le tribunal de répression après avoir statué sur l'action publique, statue sur les réparations civiles, il ne lui sera pas difficile de ne pas contredire sa décision au criminel dans sa décision au civil ; presque toutes les décisions civiles sont conciliables avec la décision au criminel;
S'il y a eu condamnation au criminel, la condamnation civile ne dépendant pas de la gravité morale et sociale du. délit, mais de l'étendue de dommage privé, l'appréciation de ce dernier reste au pouvoir du tribunal; il pourrait même n'être alloué aucune indemnité à la partie civile, soit parce qu'elle n'est pas lésée d'une manière appréciable, soit parce qu'elle a déjà obtenu autrement les restitutions et les réparations qui lui sont dues.
S'il y a eu acquittement, il sera fréquent qu'il n'y ait aucune condamnation civile; cependant le contraire pourrait arriver, sans que les deux décisions fussent en contradiction : le tribunal peut n'avoir pas trouve dans l'inculpation les caractères d'un délit pénal, ce qui n'empêche nullement qu'il ait trouvé dans le fait incriminé les caractères de la faute ou du délit civil. Mais il y aurait contradiction certaine (elle ne se présentera pas sans doute) si l'acquittement était fondé sur ce que l'inculpé n'est pas auteur du fait et si pourtant le tribunal le condamnait à quelque réparation envers la partie civile. C'est un des cas où les motifs sont tellement liés an dispositif qu'ils doivent avoir comme lui l'autorité de la chose jugée.
Les tribunaux de répression peuvent aussi, en cas d'acquittement, statuer sur l'indemnité que réclamerait l'inculpé pour avoir été indûment dénoncé et poursuivi par le plaignant.
Du moment que le tribunal de répression remplit en cette matière le rôle de juge civil (et l'organisation judiciaire rend cela tout naturel, puisque les deux justices sont réunies), il est clair, que, quelle que soit la décision civile du tribunal de répression, la contestation sur les conséquences civiles de l'infraction ne pourra être portée de nouveau devant les tribunaux civils proprement dits, pour obtenir une augmentation ou une diminution de la réparation : il y a chose jugée.
Il pourrait arriver, en sens inverse, que l'action civile eût été d'abord portée devant le tribunal civil, alors qu'aucune poursuite criminelle n'était commencée (autrement, il serait sursis aux poursuites civiles jusqu'au jugement, en vertu du principe que “ le criminel tient le civil en suspens). Dans ce cas, on doit décider que les tribunaux de répression ne peuvent plus statuer sur les réparations civiles : ils ne pourraient élever la condamnation civile, ni même la réduire au cas d'acquittement, puisque l'acquittement n'exclut pas la possibilité d'une faute civile; ils ne pourraient non plus y ajouter, en cas de condamnation, parce que le mal moral et social de l'acte qui en fait une infraction plus eu moins grave, au point de vue pénal, n'a pas une influence nécessaire sur le dommage privé de la partie lésée : celle-ci est considérée comme ayant lait valoir au civil tous ses droits à une réparation ; pour que la condamnation pénale motivât une aggravation de la condamnation civile par le tribunal criminel, il faudrait que de nouveaux faits délictueux et dommageables qui n'avaient pas été soumis aux premiers juges eussent été révélés dans 1 instance criminelle.
Il va sans dire que la décision civile n'aurait aucune influence sur la décision à rendre au criminel : lors même qu'un tribunal civil aurait déclaré quelqu'un auteur d'un fait dommageable, commis, avec liberté, raison et intention de nuire, cela ne mettrait nul obstacle à ce que le même individu fût acquitté. Cette possibilité de contradiction des deux jugements est inévitable, lorsqu'on n'a pu surseoir an jugement civil avant le jugement criminel : il ne faut pas mêler et confondre les compétences ; les tribunaux de répression et la procédure à suivre devant eux sont organisés d'une façon spéciale, considérée comme donnant les meilleures garanties à la société et aux inculpés pour la découverte de la vérité; il n'est pas possible que les tribunaux civils puissent déclarer une culpabilité pénale.
Par une réciprocité nécessaire, si une personne poursuivie civilement à raison d'une fait dommageable était renvoyée de la demande comme n'étant pas auteur du fait ou n'en étant pas responsable, ce ne serait nullement un obstacle à cc qu'elle fût plus tard poursuivie, jugée et condamnée pénalement comme auteur et responsable du fait ; la raison est toujours la même : les tribunaux criminels ont bien une compétence civile mais les tribunaux civils n'ont pas de compétence pénale, quand ils siègent et procèdent au civil.
Et pourtant, ici encore, la chose jugée au civil aurait une certaine influence sur les pouvoir du tribunal criminel : du moment que le tribunal civil aurait statué sur les intérêts civils, il n'y aurait plus place à un jugement du tribunal criminel sur les mêmes intérêts, car on se trouverait en présence des trois identités qui y mettraient obstacle : même objet (même indemnité) même cause (même fait dommageable), mêmes parties.
Jusqu'ici nous avons examiné des questions que les principes ont permis de résoudre, plus ou moins facilement, mais auxquelles notre article n'a pas fait allusion. Il s'est, au contraire, prononcé sur un autre ordre de difficultés sur lesquelles la controverse pourrait se produire si la loi ne prenait soin de la prévenir.
Nous avons dit que les décisions civiles et les décisions criminelles sont, dans une large mesure, indépendantes les unes des autres. Ainsi une condamnation civile pour un fait délictueux de sa nature ne met pas obstacle à un acquittement; réciproquement, une condamnation pénale n'entraîne pas nécessairement responsabilité civile.
La première règle ne comporte ni tempérament ni exception : le jugement du tribunal criminel ne peut subir aucune influence légale du jugement civil, et la loi, pour éviter même qu'il subisse une. influence de fait a admis en règle que lorsque les deux affaires sont pendantes simultanément,” le criminel tient le civil en suspens.”
Mais il n'en est pas de même de la seconde règle : lorsque le tribunal civil juge après le tribunal criminel, selon le vœu de la loi, il n'est pas absolument indépendant de la décision rendue an criminel et c'est la mesure, l'étendue de cette dépendance que notre article a pour objet de déterminer.
Nous supposerons, successivement, un inculpé condamné ou acquitté du chef de l'infraction.
Au cas de condamnation, il est certain que le tribunal civil a un grand pouvoir pour apprécier le dommage civil, puisque, comme on l'a remarqué plus haut, il n'y a aucun rapport nécessaire entre le mal moral et social de l'acte et le dommage pécuniaire qu'il a pu causer à autrui : par exemple, des blessures volontaires, mais peu graves, entraîneront assurément des dommages-intérêts moindres que des blessures plus sérieuses causées par imprudence ; de même, un vol à force ouverte d'objets peu importants donnera lieu à une réparation moindre qu'un vol clandestin ou une escroquerie d'une importance considérable.
Mais voici où le tribunal civil est lié par le jugement criminel : il ne pourrait rejeter la demande de réparation par le motif que le fait qui a donné lieu à la condamnation du défendeur “ n'a pas eu lien,” ou “que celuici n'en est pas l'auteur ” ou “ qu'il n'en est pas responsable:” ce serait se mettre en opposition flagrante avec l'autorité de la chose jugée au criminel.
Ce n'est pas d'ailleurs qu'on puisse dire qu'ici se rencontrent les trois identités, d'objet, de cause et de parties; on l'a cependant quelquefois soutenu, mais à tort : il n'y a pas identité d'objet, car ici c'est une réparation pécuniaire et privée qui est demandée, tandis qu'au tribunal de répression, c'était une sorte de réparation publique, par voie de châtiment; il y aurait, en apparence, identité de cause, mais la cause est, en réalité, différente : dans l'action publique la cause de la demande était un fait délictueux avec certains caractères de mal moral et de mal social qui constituent l'infraction ; tandis que dans l'action civile, la cause est dans un autre caractère du même fait, celui d'être injustement dommageable à un particulier; enfin, il n'y a pas identité des parties, car dans l'action publique le demandeur est le ministère publie, agissant au nom de la société, abstraction faite des individus, tandis que dans l'action civile, le demandeur est la partie lésée, agissant seule et dans son propre intérêt.
Si le jugement du tribunal de répression a autorité quant à 1 instance civile, cela tient à un principe plus important et plus étendu qu'aucun de ceux qu'on a déjà rencontrés en cette matière, c'est que la chose jugée au criminel, qu'il y ait acquittement ou condamnation, est une vérité non plus relative mais absolue : l'inculpé, après le jugement est innocent ou coupable, à l'égard de la société tout entière, et son innocence, comme sa culpabilité, ne peut plus être mise en question par personne, ni même nulle part ; c'est au point que les jugements rendus en matière pénale dans un pays ont, en général, l'autorité de la chose jugée dans les autres pays, en tant au moins qu'ils mettent obstacle à ce qu'il y soit procédé à un nouveau jugement.
Par application du même principe, si un inculpé a été condamné à une peine entraînant des incapacités civiques et politiques, s'il prétend plus tard exercer l'un des droits qui lui sont enlevés et que l'affaire soit portée devant l'autorité compétente pour y être statué sur son exclusion, il ne pourra y avoir un nouveau débat sur le bien ou mal jugé quant à sa culpabilité: on ne pourra pas soutenir qu'il n'est pas l'auteur du fait incriminé, ou qu'il n'en est pas coupable, par exemple, soutenir qu'il a exercé un droit de légitime défense dans un cas de condamnation pour coups ou blesseures, ou qu'il avait la propriété, dans le cas d'une condamnation pour vol ou soustraction de la chose d'autrui.
Réciproquement, si l'inculpé a été acquitté, la partie qui se prétend lésée par l'acte objet des poursuites pourra bien soutenir qu'il y a eu faute civile, mais elle ne pourra pas alléguer des circonstances qui seraient constitutives de la culpabilité pénale ; si même l'acquittement portait que le fait n'a pas eu lieu ou que l'inculpé n'en est pas l'auteur, il ne resterait aucune place à la poursuite civile.
On ne trouve pas au texte, au sujet de l'autorité de la chose jugée, une disposition analogue à celle de l'article 95 relative à la prescription : à savoir, jusqu'à quel moment de la procédure l'exception de la chose jugée peut être proposée et si elle peut l'être une première fois devant la Ce tir de cassation.
La solution sera tout-à-fait analogue.
Assurément, l'exception peut être proposée en première instance et en appel, et si la partie intéressée avait négligé de l'y invoquer, elle ne pourrait le faire une première fois devant la Cour de cassation, parce qu'il y a là des éléments de fait qu'il n'appartient pas à la Cour de cassation de vérifier. Mais une fois que les juges de première instance ou d'appel auront reconnu et déclaré, en fait, ce qui avait déjà été jugé dans un premier procès, et auront, par suite, admis ou rejeté l'exception de chose jugée, la partie de leur jugement qui caractérisera ce qui a été l'objet ou la cause du droit prétendu, ou le rôle qu'a joué chaque partie dans le litige, et aussi la constatation de l'identité d'objet, de cause et de parties dans les deux instances, tomberont sons le contrôle de la Cour de cassation, parce qu'il y a là une suite de questions de droit qui sont du ressort de la Cour suprême.
De toutes les questions qui sont du domaine de la Cour de cassation en cette matière, c'est assurément, celles résolues, ci-dessus, par notre article 85, relativement à l'influence au civil de la chose jugée au criminel qui lui seront le plus souvent déférées.