Art. 1422. — 237. Cet article tranche la question très difficile et importante " de l'influence au civil de la chose jugée au criminel." On sait que les faits délictueux, crimes, délits et contraventions, peuvent donner lieu à des restitutions ou réparations civiles au profit de la partie lésée ou de ses représentants, et que ces réparations peuvent être demandées, soit conjointement à l'action publique, devant les tribunaux de répression, soit séparément devant les tribunaux civils.
Si la première voie a été suivie, le tribunal de répression, après avoir statué sur l'action publique, statue sur les réparations civiles; il ne lui sera pas difficile de ne pas contredire sa décision au criminel dans sa décision au civil: presque toutes les décisions civiles sont con ciliables avec la décision au criminel.
S'il y a eu condamnation au criminel, la condamnation civile ne dépendant pas de la gravité morale et sociale du délit, mais de l'étendue du dommage privé, l'appréciation de ce dernier reste au pouvoir du tribunal; il pourrait même n'être alloué aucune indemnité à la partie civile, soit parce qu'elle n'est pas lésée d'une manière appréciable, soit parce qu'elle a obtenu autrement les restitutions et les réparations qui lui sont dues.
S'il y a eu acquittement, il sera fréquent qu'il n'y ait aucune condamnation civile; cependant, le contraire pourrait arriver, sans que les deux décisions fussent en contradiction: le tribunal peut n'avoir pas trouvé dans l'inculpation les caractères d'un délit pénal, ce qui n'empêche nullement qu'il ait trouvé dans le fait incriminé les caractères de la faute ou du délit civil. Mais il y aurait contradiction certaine (elle ne se présentera pas sans doute) si l'acquittement était fondé sur ce que l'inculpé n'est pas auteur du fait et si pourtant le tribunal le condamnait à quelque réparation envers la partie civile. C'est un des cas les plus saillants où les motifs sont tellement liés au dispositif qu'ils ont nécessairement comme lui l'autorité de la chose jugée (f).
Les tribuuaux de répression peuvent aussi, en cas d'acquittement, statuer sur l'indemnité que réclamerait l'inculpé pour avoir été indûment dénoncé et poursuivi par le plaignant.
Du moment que le tribunal de répression remplit en cette matière le rôle de juge civil (et l'organisation judiciaire au Japon comme en France, rend cela tout naturel, puisque les deux justices sont réunies), il est clair que, quelle que soit la décision civile du tribunal de répression, la contestation sur les conséquences civiles de l'infraction ne pourra être portée de nouveau devant les tribunaux civils proprement dits, pour obtenir une augmentation ou une diminution de la réparation: il y a chose jugée.
238. Il pourrait arriver, en sens inverse, que l'action civile eût été d'abord portée devant le tribunal civil, alors qu'aucune poursuite criminelle n'était commencée (autrement, il serait sursis aux poursuites civiles jusqu'au jugement, en vertu du principe que «' le criminel tient le civil en état," en suspens). Dans ce cas, on doit décider que les tribunaux de répression ne peuvent plus statuer sur les réparations civiles: ils ne pourraient élever la condamnation civile, ni même la réduire ou l'annuler au cas d'acquittement, puisque l'acquittement n'exclut pas nécessairement la possibilité d'une faute civile; ils ne pourraient non plus y ajouter, en cas de condamnation, parce que le mal moral et social de l'acte qui en fait une infraction plus ou moins grave, au point de vue pénal, n'a pas une influence nécessaire sur le dommage privé de la partie lésée: celle-ci est considérée comme ayant fait valoir au civil tous ses droits à une réparation; pour que la condamnation pénale motivât une aggravation de la condamnation civile par le tribunal criminel, il faudrait que de nouveaux faits délictueux et dommageables qui n'avaient pas été soumis aux premiers juges eussent été révélés dans l'instance criminelle.
Il va sans dire que la décision civile n'aurait aucune influence sur la décision à rendre au criminel: lors même qu'un tribunal civil aurait déclaré quelqu'un auteur d'un fait dommageable, commis avec liberté, raison et intention de nuire, cela ne mettrait nul obstacle à ce que le même individu fut acquitté, et, s'il s'agissait d'un jugement correctionnel, que l'acquittement fût motivé ainsi: " attendu que le fait imputé à N n'a pas eu lieu," ou " attendu que N n'est pas l'auteur du fait à lui imputé," ou " attendu que le fait reproché à N a été accompli par lui, sous l'influence de la contrainte ou dans moment où il était privé de raison, ou sans intention de nuire." Cette possibilité de contradiction des deux jugements est inévitable, lorsqu'on n'a pu surseoir au jugement civil avant le jugement criminel: il ne faut pas mêler et confondre les compétences; les tribunaux de répression et la procédure à suivre devant eux sont organisés d'une façon spéciale, considérée comme donnant les meilleures garanties à la société et aux inculpés pour la découverte de la vérité; il n'est pas possible que les tribunaux civils puissent déclarer une culpabilité pénale. Mais, dans ce cas, la condamnation civile pourrait être rétractée, sur la requête civile de la partie condamnée, pour contrariété de jugements (comp. c proc. civ. fr, art. 480-6°).
Par une réciprocité nécessaire, si une personne poursuivie civilement à raison d'un fait dommageable était renvoyée de la demande comme n'étant pas auteur du fait ou n'en étant pas responsable, ce ne serait nullement un obstacle à ce qu'elle fût plus tard poursuivie, jugée et condamnée pénalement comme auteur et responsable du fait; la raison est toujours la même: les tribunaux criminels ont bien une compétence civile, mais les tribunaux civils n'ont pas de compétence pénale, quand ils siègent et procèdent au civil. Ici, la requête civile serait accordée à la victime du délit (ibid.).
239. Et pourtant, ici encore, la chose jugée au civil aurait une certaine influence sur les pouvoirs du tribunal criminel: du moment que le tribunal civil aurait statué sur les intérêts civils il n'y aurait plus place à un jugement du tribunal criminel sur les mêmes intérêts, car on se trouverait en présence des trois identités qui y mettraient obstacle: même objet (même indemnité) même cause (même fait dommageable), mêmes parties.
Un cas cependant pourrait faire doute. Nous le préciserons par un exemple.
Une personne a fait assurer sa maison contre l'incendie et la maison brûle; sur l'action civile intentée contre l'assureur, en payement de l'indemnité convenue, celui-ci allègue que l'incendie a été volontaire et il en fournit des preuves que le tribunal trouve suffisantes pour rejeter la demande (g). Sans doute, le tribunal aurait fait sagement de surseoir à son jugement, pour laisser à l'action publique le temps de se produire, mais aucun texte de loi ne l'y oblige. Plus tard, des poursuites criminelles ont lieu et l'assuré est acquitté du chef d'incendie volontaire. Pourra-t-il, de nouveau demander le payement de l'indemnité ? Nous ne le croyons pas: il y a chose jugée. D'ailleurs, cet acquittement, surtout s'il y a eu jugement par jurés, n'étant pas motivé, laisse place, comme on l'a dit plus haut, à une incertitude sur ce qui manquait aux éléments de la culpabilité: peutêtre l'accusé n'a-t-il pas été l'auteur de l'incendie, peutêtre en est-il l'auteur, mais sans une responsabilité entière; si, par exemple, le jury ne trouvait pas que l'incendiaire eût joui de la plénitude de sa raison, cela a pu suffire à amener un acquittement et cependant, il peut y avoir eu assez de raison chez l'assuré pour qu'il n'ait pas à recevoir l'indemnité.
240. Il y a plus de difficulté dans le cas inverse: sur la demande civile en payement de l'indemnité, l'assureur ne justifie pas son allégation d'incendie volontaire et il est condamné au payement. Plus tard, des soupçons graves s'étant élevés sur la cause de l'incendie, des poursuites criminelles sont intentées et l'assuré est convaincu d'incendie volontaire et condamné. Faut-il admettre la même solution et dire que la chose jugée au civil a une autorité irréfragable ? Ce serait bien choquant, au point de vue de l'équité et de la raison, et il serait déplorable que le respect des principes et de la logique imposât un tel résultat. Heureusement, on se trouve dans un cas d'exception: nous admettrions, en France, que le jugement civil fût attaquable par requête civile, à raison 1, du dol personnel" de l'assuré (v. c. proc. civ. fr., art. 480-1°); or, il y a eu dol, non seulement dans l'incendie, mais aussi et surtout (pour notre question) dans la demande de l'indemnité, l'assuré sachant que la cause de l'incendie ne l'autorisait pas et dissimulant celle-ci.
241. Jusqu'ici nous avons examiné des questions que les principes ont permis de résoudre, plus ou moins facilement, mais auxquelles notre article n'a pas fait allusion. Au contraire, il s'est prononcé sur un autre ordre de difficultés sur lesquelles la controverse est plus vive en France (et ailleurs sans doute), et bien que, selon nous, les principes généraux de la matière puissent suffire également à les résoudre, nous croyons qu'il ne faut que laisser de pareilles controverses se produire au Japon.
Nous avons dit que les décisions civiles et les décisions criminelles sont, dans une large mesure, indépendantes les unes des autres. Ainsi une condamnation civile pour un fait délictueux de sa nature ne met pas obstacle à un acquittement; réciproquement, une condamnation pénale n'entraîne pas nécessairement responsabilité civile.
La première règle ne comporte ni tempérament ni exception: le jugement du tribunal criminel ne peut subir aucune influence légale du jugement civil, et la loi, pour éviter même qu'il subisse une influence de fait a admis en règle que lorsque les deux affaires sont pendantes simultanément," le criminel tient le civil en suspens."
Mais il n'en est pas de même de la seconde règle: lorsque le tribunal civil juge après le tribunal criminel, selon le vœu de la loi, il n'est pas absolument indépendant de la décision rendue au criminel et c'est la mesure, l'étendue de cette dépendance que notre article a pour objet de déterminer.
242. Nous supposerons successivement un inculpé condamné ou acquitté du chef de l'infraction.
Au cas de condamnation, il est certain que le tribunal civil a un grand pouvoir pour apprécier le dommage civil, puisque, comme on l'a remarqué plus haut, il n'y a aucun rapport nécessaire entre le mal moral et social de l'acte et le dommage pécuniaire qu'il a pu causer à autrui: par exemple, des blessures volontaires, mais peu graves, entraîneront assurément des dommages-intérêts moindres que des blessures plus sérieuses causées par imprudence; de même, un vol à force ouverte d'objets peu importants donnera lieu à une réparation moindre qu'un vol clandestin ou une escroquerie d'une importance considérable.
Mais voici où le tribunal civil est lié par le jugement criminel: il ne pourrait rejeter la demande de réparation par le motif que le fait qui a donné lieu à la condamnation du défendeur "n'a pas eu lieu," ou "que celui-ci n'en est pas l'auteur" ou " qu'il n'en est pas responsable ce serait se mettre en opposition flagrante avec l'autorité de la chose jugée au criminel.
Ce n'est pas d'ailleurs qu'on puisse dire qu'ici se rencontrent les trois identités, d'objet, de cause et de partie; on l'a cependant quelquefois soutenu, mais à tort: il n'y a pas identité d'objet, car ici c'est une réparation pécuniaire et privée qui est demandée, tandis qu'au tribunal de répression c'était une sorte de réparation publique, par voie de châtiment; il y aurait, en apparence, identité de cause, mais la cause est, en réalité, différente: dans l'action publique la cause de la demande était un fait délictueux avec certains caractères de mal moral et de mal social qui constituent l'infraction; tandis que dans l'action civile, la cause est dans un autre caractère du même fait, celui d'être injustement dommageable à un particulier; enfin, il n'y a pas identité des parties, car dans l'action publique le demandeur est le ministère public, agissant au nom de la société, abstraction faite des individus, tandis que dans l'action civile, le demandeur est la partie lésée, agissant seule et dans son propre intérêt.
243. Si le jugement du tribunal de répression a autorité quant à l'instance civile, cela tient à un principe plus important et plus étendu qu'aucun de ceux qu'on a déjà rencontrés en cette matière, c'est que la chose jugée au criminel, qu'il y ait acquittement ou condamnation, est une vérité non plus relative mais absolue: l'inculpé, après le jugement, est innocent ou coupable, à l'égard de la société tout entière, et son innocence, comme sa culpabilité, ne peut plus être mise en question par personne, ni même nulle part; c'est au point que les jugements rendus en matière pénale dans un pays ont, en général, dans les autres pays, l'autorité de la chose jugée, en tant au moins qu'ils mettent obstacle à ce qu'il y soit procédé à un nouveau jugement (non bis in idem).
Par application du même principe, quand l'inculpé a été condamné à une peine entraînant des incapacités civiques et politiques, s'il prétend plus tard exercer l'un des droits qui lui sont enlevés et que l'affaire soit portée devant l'autorité compétente pour y être statué sur son exclusion, il ne pourra y avoir un nouveau débat sur le bien ou mal jugé quant à sa culpabilité: il ne pourra pas soutenir qu'il n'est pas l'auteur du fait incriminé, ou qu'il n'en est pas coupable, par exemple, soutenir qu'il a exercé un droit de légitime défense dans un cas de condamnation pour coups ou blessures, ou qu'il avait la propriété, dans le cas d'une condamnation pour vol ou soustraction de la chose d'autrui.
Réciproquement, si l'inculpé a été acquitté, la partie qui se prétend lésée par l'acte objet des poursuites pourra bien soutenir qu'il y a eu faute civile, mais elle ne pourra pas alléguer des circonstances qui seraient constitutives de la culpabilité pénale; si même l'acquittement motivé portait que le fait n'a pas eu rieu ou que l'inculpé n'en est pas l'auteur, il ne resterait aucune place à la poursuite civile.
Remarquons, en terminant, que dans ces divers exemples nous avons rencontré de nouvelles preuves que l'autorité de la chose jugée n'est guère moins attachée aux motifs des jugements qu'à leur dispositif.
243 bis. On ne trouve pas au texte, au sujet de l'autorité de la chose jugée, une disposition analogue à celle de l'article 1435 relative à la prescription; à savoir, jusqu'à quel moment de la procédure l'exception de la chose jugée peut être proposée et si elle peut l'être une première fois devant la Cour de cassation.
La solution sera tout à fait analogue.
Assurément, l'exception peut être proposée en première instance et en appel; mais si la partie intéressée avait négligé de l'y invoquer, elle ne pourrait le faire une première fois devant la Cour de cassation, parce qu'il y a là des éléments de fait qu'il n'appartient pas à la Cour de cassation de vérifier. Mais une fois que les juges de première instance ou d'appel auront reconnu et déclaré, en fait, ce qui avait déjà été jugé dans un premier procès et auront, par suite, admis ou rejeté l'exception de chose jugée, la partie de leur jugement (motifs ou dispositif) qui caractérisera ce qui a été l'objet ou la cause du droit prétendu, ou le rôle qu'a joué chaque partie dans le litige, et aussi la constatation de l'identité d'objet, de cause et de parties dans les deux instances, tomberont sous le contrôle de la Cour de cassation, parce qu'il y a là une suite de questions de droit qui sont du ressort de la Cour suprême.
De toutes les questions qui sont du domaine de la Cour de cassation en cette matière, ce sont, assurément, celles résolues par notre article 1422, relativement à l'influence au civil de la chose jugée au criminel, qui lui seront le plus souvent déférées.
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(f) En France, les décisions du jury donnent lieu à une difficulté particulière, en cas d'acquittement: comme elles ne sont pas motivées, il n'est pas toujours facile de savoir, lorsqu'un accusé est déclaré ” non coupable," si c'est parce que le fait à lui imputé n'a pas eu lieu, ou s'il n'en est pas l'auteur, ou s'il lui a manqué l'intention de nuire, ou la liberté; les deux premières hypothèses excluent évidemment une réparation civile, les trois autres peuvent lui laisser quelque application. Ceci est une nouvelle preuve de l'influence des motifs sur l'autorité de la chose jugée et de l'inconvénient de ne pas les exprimer.
(g) Nous supposons que l'assureur allègue un incendie " volontaire," car s'il n'y avait eu qu'imprudence, l'indemnité serait due, sauf au cas de certaines imprudences spécialement exceptées de l'assurance par le contrat (police d'assurance) ou par la loi (v. art. 848).