Art. 370. — 205. Cet article présente les conséquences du système de publicité des mutations; elles sont, par ce qui précède, rendues faciles à comprendre et à justifier.
Si le premier acquéreur a fait transcrire son titre, il a fait tout ce qui dépendait de lui pour empêcher que d'autres personnes, ignorant la cession, traitassent avec l'ancien propriétaire, pour acquérir de lui, soit la propriété même, soit des démembrements de la propriété, soit des sûretés réelles: celles-ci ne peuvent imputer, qu'à elles-mêmes leur imprudence, si elles ont négligé de consulter les registres. On pourrait cependant supposer qu'elles ont demandé au conservateur du registre un état des transcriptions et inscriptions et que, par erreur, celui-ci a omis de mentionner une transcription que ces personnes avaient intérêt à connaître; le cas est prévu par le Code français (art. 2197 et 2198) et l'est aussi dans le Projet japonais; en pareil cas, la faute du conservateur ne peut retomber sur celui qui a transcrit son titre, elle retombe donc sur celui qui a requis le certificat, sauf son recours contre le conservateur négligent (voy. art. 375).
Si, au contraire, le premier acquéreur n'a pas fait faire la transcription, ceux qui ont, plus tard, traité avec le précédent propriétaire, étant fondés à lui croire encore cette qualité, conserveront leurs droits. Il en est de même de ceux qui ont traité avec un usufruitier ou un preneur à bail, au sujet de son droit déjà cédé, mais sans qu'il y ait eu transcription. Bien entendu, pour que les derniers contractants soient préférables au premier, il est nécessaire, comme le texte le dit, qu'ils aient eux-mêmes fait faire la transcription ou l'inscription de leur titre, à moins qu'ils ne soient dans un cas d'exception; mais le Projet n'en propose pas (i).
206. On pourrait faire une objection assez spécieuse (et elle a été faite, ici, tout récemment) à la condition que les nouveaux contractants "aient transcrit eux mêmes leur titre," pour se prévaloir du défaut de transcription: on pourrait dire, et on a dit, que du moment que le premier acquéreur n'a pas révélé son titre avant la formation du nouveau contrat, il a causé au second contractant le dommage même que la loi voulait prévenir et qu'elle lui fait réparer en le déclarant déchu vis-à-vis de ce dernier, et c'est ainsi d'ailleurs que le système général de la loi est justifié plus loin.
L'objection s'appliquerait de même, par identité de motif, au cas de cession de créance non signifiée avant une seconde cession par le même créancier, et aussi au cas de ventes successives d'un meuble corporel dont aucune n'aurait été suivie de tradition.
Nous répondrons, tout d'abord, que le cas ne se présentera jamais en pratique, car le second cessionnaire n'aura pas l'imprudence d'intenter l'action tendant à établir la préférence qui lui est due, avant d'avoir luimême fait la transcription (ou la signification); autrement, il courrait le risque certain d'être devancé dans la publication. Mais si l'on suppose deux plaideurs décidés à ne pas transcrire et à faire juger par les tribunaux la question de principe, ce qui ne serait pas sans intérêt, mais singulier, il faut alors réfuter l'objection au fond.
Or, la base de l'objection, à savoir que le premier acquéreur, en ne transcrivant pas, a exposé le second contractant au danger de faire un acte nul et à lui préjudiciable, est facile à renverser: ce dernier ne courra aucun risque, s'il fait faire la transcription après s'être assuré qu'il n'existe pas encore d'autre transcription ou inscription, au sujet du même droit, et en n'exécutant pas la convention avant d'avoir consolidé son droit par la publicité requise.
En outre, qu'y aurait-il de plus choquant que de voir le second contractant reprocher au premier de n'avoir pas observé la loi qui prescrit la transcription, alors qu'il ne l'aurait pas observée lui-même ?
Enfin, la meilleure preuve que l'objection n'est pas fondée, c'est qu'en la poussant à ses dernières conséquences, on arriverait à dire que, du moment que la transcription du premier acte n'aurait pas été faite avant la passation seule du second contrat, elle ne pourrait plus être faite utilement: les auteurs de l'objection n'oseraient sans doute pas soutenir ce singulier système, car cela reviendrait à dire que de deux contractants tenant leur droit du même auteur la loi préférerait toujours le second en date.
Il faut donc reconnaître que si les deux acquéreurs se présentaient devant le tribunal, sans qu'aucun eût transcrit un droit immobilier, ou signifié une cession de créance, ou reçu la tradition d'un meuble corporel, la décision devrait être en faveur du premier contractant: la priorité est l'avantage qui, avant la loi de transcription donnait la préférence; elle doit la donner encore, quand les parties négligent volontairement le secours que leur offre cette loi.
207. La loi, ici, ne parle pas seulement de ceux qui ont traité avec le propriétaire ou titulaire apparent des droits cédés: elle ajoute, ceux qui " ont acquis des droits du chef de celui-ci," ce qui comprend des créanciers ayant acquis une hypothèque légale ou judiciaire et des créanciers, même chirographaires, ayant transcrit une saisie immobilière, avant la transcription d'une acquisition. Enfin, on remarque que la loi ne se place pas uniquement dans le cas où ce sont identiquement les mêmes droits qui ont été l'objet des conventions successives: il suffit qu'ils soient " incompatibles si le premier droit cédé était la nue-propriété et le second l'usufruit, ou réciproquement, il n'y aurait pas incompatibilité et les deux droits seraient maintenus, quel que fût l'ordre des transcriptions; mais, si le premier droit cédé était la pleine propriété, tous les autres droits cédés sur le même immeuble étant incompatibles avec elle, la priorité de transcription serait essentielle à considérer.
208. Un autre cas qui divise beaucoup les auteurs, en France, et que la loi laisse ici sous l'empire des principes de la matière, comme suffisant à le régler, est celui où un acquéreur, n'ayant pas transcrit, a cédé des droits à des tiers qui ont transcrit leur titre et non celui de leur auteur; dans ce cas, si l'ancien propriétaire cède de nouveau sur l'immeuble des droits incompatibles avec le premier, ceux qui les ont publiés sont préférables aux sous-acquéreurs qui pourtant ont transcrit les premiers; c'est qu'en effet la première acquisition, n'ayant pas été publiée, n'a pas dessaisi l'ancien propriétaire de la faculté de faire de nouvelles cessions valables en faveur des tiers.
209. La disposition la plus notable de l'article 370 est celle qui limite le bénéfice de la loi aux ayant-cause " de bonne foi."
On trouve bien une pareille disposition dans la loi belge précitée (Loi du 16 déc. 1851), dont l'article 1er ne permet de se prévaloir du défaut de transcription d'une précédente acquisition qu'à ceux qui ont, postérieurement, " contracté sans fraude; " mais, ni la loi italienne, ni la loi française, n'ont cette condition de bonne foi ou d'absence de fraude et il s'en faut de beaucoup qu'on soit d'accord pour l'y suppléer.
Sans doute, on admet, comme un axiome général de droit, que "la fraude altère toutes les règles " (fraus omnia corTumpit), qu'elle ne peut être protégée par aucune des règles du droit; mais on ne veut pas ici appliquer l'axiome: on craint qu'il ne s'élève constamment des procès sur le point de savoir si le nouvel acquéreur connaissait ou non le premier contrat, et l'on soutient que le but de la loi serait alors complétement manqué, car il a été de donner de la stabilité aux conventions. On prétend donc qu'il y a, en cette matière, deux présomptions légales absolues, c'est-à-dire contre lesquelles aucune preuve contraire n'est admise.
Au premier cas, s'il y a eu transcription de la première acquisition, les ayant-cause qui ont traité postérieurement sont présumés avoir connu l'acte transcrit, ou s'ils ne l'ont pas connu, ils sont présumés négligents. Assurément, en pareil cas, personne n'admettrait la preuve contraire de cette présomption alternative, de ce dilemme Ci), pas même dans l'hypothèse déjà signalée, où, par la faute du conservateur, la transcription faite n'aurait pas été mentionnée dans le certificat requis par le second contractant.
Au second cas, s'il n'y a pas eu transcription, on dit que la présomption légale est l'ignorance des ayantcause et qu'il ne doit pas être permis de prouver qu'ils ont eu connaissance de la première convention par une autre voie que celle de la transcription; on invoque même, à ce sujet, un article topique (directement applicable) du Code français (art. 1071), d'après lequel "le défaut de transcription ne pourra être suppléé ni "regardé comme couvert par la connaissance que les "tiers-acquéreurs pourraient avoir eue de la disposition par d'autres voies que la transcription (k)." La présomption d'ignorance d'un acte non transcrit, serait donc aussi forte que la présomption de connaissance d'un acte transcrit.
210. Mais il n'y a pas parité entre les deux cas. Nul ne doit ignorer ce qui est régulièrement publié, cela est indiscutable; mais, au contraire, quelqu'un peut savoir, en fait, ce qui était tenu secret. Le premier acquéreur qui a transcrit son titre a nécessairement le bénéfice de sa diligence; mais, s'il?a été négligent, il peut aussi, par hasard, par un heureux concours de circonstances, avoir le même avantage; il n'y a, en cela, rien d'injuste ni d'illogique: tous les jours, les personnes négligent ce que la prudence exigerait qu'elles fissent pour la sauvegarde de leur corps ou de leurs biens et, cependant, elles ne sont pas toujours victimes de leur imprudence. La même chose se passe ici: la transcription n'a pas été faite, il y a eu imprudence, mais dès que le nouvel acquéreur est informé de la première convention, par hasard ou autrement, le vœu de la loi est satisfait.
Il s'est présenté en France plusieurs cas où l'équité et la raison défendaient que la mauvaise foi du nouveau contractant pût s'abriter derrière le défaut de transcription du premier acquéreur, et les tribunaux ont été divisés sur la solution: dans un cas, le nouvel acheteur avait été témoin à l'acte passé avec le premier acquéreur; dans un autre, il avait coopéré à l'acte comme rédacteur, en qualité de clerc du notaire; une autre fois, le premier acte avait été mentionné dans le second; dans un autre cas, le nouvel acquéreur avait été averti par le premier de l'existence du contrat antérieur; enfin, il s'est présenté un cas où nouvel acquéreur avait déjà acquis une servitude, en traitant avec le premier et l'avait, par cela même, reconnu comme propriétaire. Dans tous ces cas, le nouvel acquéreur, profitant de la négligence du premier, s'était hâté de faire transcrire son titre avant que celui-ci eût fait transcrire le sien et il prétendait l'évincer.
211. Evidemment, la loi qui organise la publicité des mutations n'est pas nécessaire pour celui qui connaissait déjà la première convention et ce n'est pas à lui qu'elle doit permettre de se prévaloir du défaut de transcription.
L'objection tirée de l'article 1071 revient à dire que la présomption d'ignorance d'une aliénation non transcrite est absolue, c'est-à-dire ne comporte pas de preuve contraire (l); c'est, dit-on, une des applications de l'article 1352, d'après lequel " nulle preuve n'est admise " contre la présomption de la loi, lorsque, sur fondement " de cette présomption, la loi annule un acte ou dénie " l'action en justice." Mais il faut remarquer que cet article se termine par les mots: " sauf ce qui sera dit sur le serment et l'aveu judiciaires." Or, l'aveu est justement la seule preuve qui soit admise par le Projet pour établir la mauvaise foi du second contractant, en l'absence de transcription du premier contrat (comp. 2C al. et art. 367) (II).
En effet, si l'on se reporte à ce que la loi française dit plus loin de l'aveu et du serment judiciaires, on voit que " l'aveu fait pleine foi contre celui qui le fait " (art, 1356), que " le serment peut être déféré sur quelque espèce de contestation que ce soit" (art. 1358); c(que celui auquel le serment est déféré, qui le refuse " et ne consent pas à le référer, doit succomber dans sa " demande ou dans son exception " (art. 1361). Si donc celui qui veut se prévaloir du défaut de transcription, avoue, soit dans la procédure d'interrogatoire sur faits et articles (voy. c. proc. civ. fr., art. 324 et suiv.), soit dans une comparution volontaire en justice, soit dans une correspondance non contestée, qu'il connaissait la première aliénation, quoique non transcrite, il devra sucomber dans sa prétention à la priorité. Il faudra même assimiler à l'aveu écrit, les cas précités où il aurait figuré comme témoin dans la première aliénation et celui où le nouvel acte, signé de lui, contiendrait une mention formelle du premier acte non transcrit.
Quant au serment, on peut supposer qu'il a été déféré au nouvel acquéreur sur l'ignorance réelle où il prétendait être de la première aliénation et qu'il a refusé de jurer.
Ceux qui contestent ici l'application de l'aveu et du serment, allèguent que ces preuves ne sont pas admises quand il s'agit de faire tomber une présomption d'ordre public, ce qui est exact d'ailleurs; or, selon eux, tout ce qui concerne la publicité des mutations de propriété est d'ordre public.
Il y a là une nouvelle méprise. Sans doute, lorsque la loi organise un système de publicité, elle se préoccupe de donner la sécurité aux contractants, en général; elle veut déjouer la mauvaise foi, protéger la bonne foi, fortifier le crédit; c'est en ce sens que dans le. but final de la loi il y a une idée d'ordre public ou d'intérêt général; mais, lorsqu'un conflit d'intérêts particuliers s'élève devant un tribunal, au sujet d'actes transcrits ou non transcrits, il n'y a plus en jeu que deux intérêts privés et le but de la loi sera d'autant mieux atteint qu'on ne la fera pas servir à protéger celui des deux adversaires qui est de mauvaise foi.
212. Quoique l'opinion énoncée ici et consacrée par le Projet n'ait pas cours en France, il est facile de reconnaître, quand on parcourt les travaux préparatoires de la loi de 1855 (l'Exposé des motifs, les Rapports des commissions et la discussion), que le but essentiel de cette loi a été de déjouer la mauvaise foi du premier acquéreur qui pouvait laisser ignorer son titre, par collusion avec le vendeur, et de protéger un nouveau contractant qui traitait de bonne foi avec le même vendeur et se trouvait ensuite évincé par le premier acheteur, sans avoir aucune imprudence à se reprocher; les idées " de bonne foi et de mauvaise foi " se trouvent constamment répétées: c'était là la seule préoccupation du législateur. Aujourd'hui, le même danger n'existe plus: si la première aliénation n'est pas transcrite, le nouveau contractant est présumé l'ignorer, et il traite valablement; mais la loi ne peut avoir voulu, en fermant une voie à la mauvaise foi, lui en ouvrir une autre, et, après avoir déjoué la mauvaise foi du premier contractant, favoriser celle du second; c'est pourtant ce qui arrive, si l'on n'admet pas que la présomption de bonne foi de celui-ci puisse être contredite par les deux preuves où il se juge et se condamne lui-même, par son aveu et par son refus de serment.
213. Ceux qui combattent en France le système exposé ci-dessus font déjà une concession très compromettante pour leur opinion: ils autorisent la preuve de la mauvaise foi du nouvel acquéreur, quand elle est concertée avec le vendeur, quand il y a collusion, et, dans ce cas, ce n'est pas seulement par l'aveu et le serment qu'ils permettent de prouver la collusion, c'est même par témoins et par de simples présomptions de fait (comp. c. civ., art. 1358-1° et 1353). Cette distinction, entre le cas où il y a deux dois et celui où il n'y en a qu'un, est importante et elle est faite aussi par le Projet (art. 367); mais il est singulier qu'on arrive ainsi à permettre toute preuve contraire à la présomption, après n'en avoir admis aucune quand il n'y a qu'un dol ou qu'une fraude. Dans le système que nous combattons, cette distinction est une brèche par laquelle, un jour, sans doute, passera tout entier le système ici exposé. Le cas où il y a fraude concertée ne doit produire qu'une seule différence indiquée à la fin de l'article, c'est que la fraude concertée pourra se prouver par tous les moyens ordinaires de preuve, même contre le nouvel acquéreur; en effet, le cédant n'est protégé par aucune présomption légale, et la fraude, dès lors, pouvant se prouver contre lui, par témoins et par simples présomptions de fait, doit pouvoir se prouver de même contre son complice.
Au surplus, lts adversaires reconnaissent que le système nouveau qu'ils contestent pour la loi française actuelle "serait très bon en législation." Cette législation qui a paru sage à la Belgique, que l'on peut sans témérité soutenir être celle de la France, sainement interprétée, est expressément proposée pour le Japon (lll).
214. Une observation importante reste à faire sur le présent article: il ne faudrait pas croire que la mauvaise foi du second cessionnaire, au sujet de la transcription, doive entraîner le législateur à donner la même solution lorsqu'il arrivera à la matière des priviléges et hypothèques et à l'inscription à laquelle sont soumises ces sûretés pour être opposables aux ayant-cause du débiteur; on devra alors décider que la priorité d'inscription donne la priorité pour le payement, même lorsque le premier créancier inscrit connaissait l'existence du privilége ou de l'hypothèque dont l'inscription avait été négligée.
En effet, entre la propriété et ses démembrements, d'une part, et les priviléges et hypothèques, d'autre ' part, il y a une profonde différence, au point de vue qui nous occupe: les premiers sont incompatibles les uns avec les autres, comme seraient deux droits de propriété sur la même chose; ou, tout au moins, les uns amoindrissent les autres, comme l'usufruit, le louage, le privilége et l'hypothèque amoindrissent la propriété: la priorité y a donc une importance essentielle; au contraire, les priviléges et hypothèques peuvent coexister, appartenir à des personnes différentes sur le même bien, sans s'exclure nécessairement, sans que l'un soit la destruction de l'autre; ainsi, un créancier, primé dans le rang d'hypothèque qu'il espérait, peut être payé avec d'autres biens du débiteur, ou par une caution; les biens hypothéqués même peuvent souvent suffire à payer plusieurs créanciers inscrits. Si donc on suppose que le second créancier hypothécaire connaît la première hypothèque, quoiqu'elle ne soit pas inscrite, la bonne foi ne l'oblige pas à s'abstenir de traiter, elle ne lui défend pas de se hâter de prendre inscription, car il a pu -croire que si le premier créancier était peu diligent, c'est qu'il avait d'autres garanties de payement.
215. Il reste, pour terminer ce qui concerne cette théorie importante, à réfuter une formule consacrée en France et sur laquelle on a promis plus haut' (n° 127) de revenir: elle est d'autant plus dangereuse qu'elle est la base du faux système qu'on vient de combattre.
Il n'est pas exact de dire, comme on le trouve dans presque tous les auteurs français, que " la propriété des " immeubles se transfère entre les parties par le seul " consentement et à l'égard des tiers (lisez: des ayant et cause) par la transcription." Cette formule, que semblent autoriser les articles 1140 et 1583 du Code français, est tout-à-fait contraire à la nature de droit de propriété et de tous les droits réels, en général. Un droit réel est un rapport immédiat et direct entre une personne et une chose, entre le sujet actif du droit et l'objet de ce droit; il n'y a pas de sujet passif du droit réel, ou bien, tout le monde en est sujet passif; quand quelqu'un dit " cette chose m'appartient, elle est à moi," il a énoncé une idée simple et claire; mais il serait bizarre de dire " cette chose m'appartient à l'égard " d'un tel (de mon vendeur) et ne n'appartient pas à " l'égard des autres (des ayant-cause de mon vendeur)." La propriété est, évidemment, de sa nature, un droit ab,,;olzt; le droit de créance seul est un droit relatif (voir T. 1er, n° 4).
Qu'est-ce, en effet, que le droit de propriété ? C'est le droit de disposer. Or, si je suis devenu propriétaire et si mon vendeur a cessé de l'être, c'est moi qui puis disposer désormais et non plus lui. Cependant, dans l'opinion qui accepte l'axiome précité, c'est mon vendeur qui seul peut disposer utilement tant que je n'ai pas transcrit; alors, comment peut-on dire que je suis propriétaire ?
216. Les Romains étaient plus logiques: jusqu'à la tradition, l'acheteur n'avait qu'un droit personnel, il n'était que créancier du vendeur; celui-ci, dès lors, pouvait aliéner valablement, en livrant à un autre, sauf indemnité au premier acheteur; après la tradition, l'acheteur avait un droit réel, mais il l'avait envers et contre tous fergà ovines).
Dans les coutumes françaises, dites de nantissement, qui remplaçaient la tradition réelle par la solennité de la dessaisine-saisine (voy. n° 125), le résultat était le même: avant la formalité, le vendeur restait propriétaire, même vis-à-vis de l'acheteur; mais on ne concevait pas une propriété relative.
Le Code civil, n'exigeant ni la tradition ni la transcription, donnait, évidemment, au seul consentement l'effet de transférer la propriété d'une manière absolue. Rien n'autorise à croire que le rétablissement de la transcription ait produit le singulier résultat d'une propriété relative, d'autant moins que, dans la présentation de la loi de 1855, on a dit plusieurs fois que " tous les principes du Code civil étaient maintenus "et qu'on se bornait à les compléter." Or, ce complément n'est qu'une précaution organisée pour prévenir la fraude ou l'erreur: celui qui ne s'y est pas conformé n'est pas moins acquéreur, mais il doit réparer le dommage que sa négligence a pu causer et surtout il ne doit pas contribuer à causer ce dommage en évinçant le nouvel acquéreur: c'est un principe célèbre de droit civil passé en axiome que " celui qui serait garant d'une éviction doit s'abstenir de l'opérer " (m).
Un dernier argument suffirait, à lui seul, à lever tous les doutes: supposons qu'après une vente non transcrite, un tiers se mette, sans titre, en possession du fonds acheté, ou même l'achète de bonne foi d'un autre que l'ancièn propriétaire et fasse transcrire son titre; personne ne conteste qu'en pareil cas le premier acquéreur puisse, même sans avoir transcrit, évincer le possesseur; la transcription n'est donc pas nécessaire pour devenir propriétaire à l'égard des tiers.
Toute cette explication, dont l'importance justifie les développements, va se trouver encore fortifiée par la disposition de l'article suivant qui existe en France et y peut servir, autant qu'ici, à prouver que ce n'est pas la transcription qui transfère la propriété, mais le seul consentement
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(i) En France, on peut citer comme exceptions: les legs et les baux de moins de dix-huit ans, dispensés de transcription, et les hypothèques légales des mineurs, des interdits et des femmes mariées, dispensées d'inscription. Mais la loi de 1855, art. 3, a le tort de ne pas réserver les ex" ceptions et de paraître ne protéger que " ceux qui ont conservé leurs droits en se conformant aux lois on ne peut pas dire que ceux que les lois dispensaient de toute publicité " se sont conformés aux lois on se conforme à une disposition impérative ou prohibitive, mais non à une dispense de tout devoir.
(j) Le dilemme est un argument à deux faces, à deux tranchants, par lequel l'adversaire doit toujours être vaincu: ici, le premier acquéreur qui a transcrit pourrait employer un dilemme contre le second contractant: il lui dirait " ou vous avez vu que j'ai transcrit mon acquisition, et alors vous avez eu tort de traiter avec l'ancien propriétaire, ou vous n'avez pas vu ma transcription et vous êtes encore en faute, car elle est publique." Ce genre d'argument s'emploie aussi au Japon (ni-ju.taï).
(k) L'art. 1071 appartient à la matière des Donations et des Substitutions; mais, ces actes étant soumis à la transcription, on peut très bien en argumenter pour la transcription des actes onéreux.
(I) L'expression de présomption absolue s'emploie ici par opposition aux présomptions simples; plus loin (n° 215), on parle de droit absolu, par opposition au droit relatif; ces formules peuvent présenter des difficultés de traduction en japonais, comme tout ce qui tient aux idées métaphysiques dont l'expression est toujours très différente dans les langues qui n'ont ni la même origine ni le même génie.
(II) Le Projet n'a pas admis le serment judiciaire au nombre des preuves générales (art. 1372), mais seulement le serment extrajudiciaire, en forme de transaction (art. 1372): le refus de serment extrajudiciaire sera assimilé à l'aveu (v. art. 1378).
(III) La théorie qui précède avait été déjà exposée plus au long, par nous, en 1871, dans la Revue pratique de droit français (Tomes 30 et 31), sous le titre de Essai d'une Explication nouvelle de la théorie de la transcription, à l'occasion de la mauvaise foi.
(m) L'axiome, quoiqu'il ne soit pas des Romains, est formulé en latin; on le connait déjà au Japon: quem de evictione tend actio eumdem agentem repellit exceptio; " celui qui est tenu de la garantie d'éviction, est repoussé par l'exception même de garantie, s'il agit lui-même en revendication" (voy. art. 416).