Art. 1070. — 166. La loi suppose enfin que tous les débiteurs solidaires, ou, plusieurs d'entre eux, sont devenus insolvables avant le payement total, et que leurs biens se trouvent simultanément en liquidation.
Ce cas est le plus difficile. Il est réglé par le Code de Commerce français (art. 542 et 543), d'une façon qui n'est pas à l'abri de la critique et qui, au moins, par cela même qu'elle favorise extraordinairement le créancier porteur d'engagements solidaires, ne doit pas être étendue aux créances civiles ou non commerciales.
Avant de développer les trois dispositions de notre article dont les deux dernières sont absolument nouvelles (au moins nous ne les avons pas encore rencontrées), il est nécessaire d'exposer succinctement les dispositions du Code de Commerce français à cet égard, les motifs qui les ont amenées et les critiques qu'elles nous paraissent comporter.
167. La difficulté n'est pas nouvelle et il est important de savoir qu'elles solutions en avaient été données déjà dans l'ancien droit français.
La première opinion qui s'est produite enseignait que le créancier dont tous les débiteurs étaient faillis pouvait choisir celle des faillites à laquelle il se présenterait, mais qu'une fois son choix fait, il ne pouvait plus s'adresser aux autres (a.).' Ce système avait quelque chose d'arbitraire et de contraire aux règles ordinaires de la solidarité, car le créancier, pour avoir exercé son droit contre un de ses débiteurs, ne perd pas son droit (contre les autres (v. ci-dess., art. 1054; C. civ. fr., art. 1204).
168. Un second système permettait au créancier de se présenter, de se faire inscrire, dans chaque faillite, pour le montant intégral de sa créance (ou de ce qui en restait dû); mais dès qu'il avait reçu d'une des faillites un dividende ainsi calculé sur le tout, il ne pouvait plus recevoir dans les autres faillites qu'un dividende calculé sur le reste de sa créance ainsi diminuée.
Ce système rencontrait plusieurs critiques.
La première, qu'on formule encore aujourd'hui, pour rejeter ce 26 système et en justifier un 3°, était que, de cette façon, la solidarité n'assurait pas au créancier un payement intégral: quelque élevés que fussent les divers dividendes, ils laissaient toujours une perte à la charge du créancier.
Cette critique ne nous paraît pas plus fondée aujourd'hui qu'elle ne l'était alors: sans doute, le créancier perdra toujours quelque chose; mais la solidarité ne peut pas l'en préserver, du moment qu'on suppose tous ses débiteurs faillis ou insolvables: la solidarité ne peut pas, dans ce cas, produire le même effet que lorsqu'un ou plusieurs sont restés solvables. D'ailleurs, elle a déjà procuré au créancier un double avantage: 1° que si un seul fût resté solvable, celui-là eût payé ce que n'eussent pas payé les autres; 2° que s'ils sont devenus tous insolvables, il recevra plusieurs dividendes au lieu d'un seul et se rapprochera ainsi davantage d'un payement intégral; mais c'est là tout, et c'est assez; nous négligeons, au surplus, les autres menus effets ordinaires de la solidarité qui n'ont plus rien à faire ici.
Nous donnerons tout-à-l'heure, sur le 3° système, une dernière réfutation de cette exagération de la solidarité.
Une autre critique, celle-là plus fondée, était alors élevée contre le 2° système (et elle suffirait à le faire rejeter aujourd'hui, même dans le Projet japonais), c'est que les liquidateurs des faillites étaient portés à retarder leurs opérations: chaque faillite avait intérêt à ne pas payer la première, puisque le ] er dividende portait nécessairement sur la créance entière, 'le 2e sur la créance diminuée, le 3° ayant encore une charge moins lourde, et ainsi des autres.
Et comme on ne pouvait pas (sous peine de retarder indéfiniment les liquidations et les rendre inextriquables), admettre, comme correctif, que les faillites qui avaient payé sur une plus forte partie de la créance pussent recourir contre celles qui avaient payé sur une somme plus faible, il en résultait une inégalité ou plutôt une disproportion choquante entre les charges.
169. A cette même époque se produisit un 3e système qui est devenu celui du Code de Commerce français actuel et que nous exposons pour lui emprunter quelque chose. En voici les trois dispositions:
1 ° Le créancier s'inscrit simultanément dans toutes les faillites ouvertes, pour le montant intégral de sa créance: là il touche le dividende que chacune peut donner (art. 542);
2° Il n'est admis aucun recours des faillites les unes contre les autres, à raison de l'inégalité des dividendes par elles payés (art. 543, 1er al.); en effet, chacune a payé sur le montant intégral de la créance; donc la créance qui a déjà figuré dans la faillite, du chef du créancier, n'y peut figurer encore du chef de la faillite des codébiteurs: il n'est plus besoin d'alléguer les lenteurs et les complications qu'entraînerait un recours; désormais, c'est un motif de par droit et de principe, déjà signalé: une même créance ne peut figurer plusieurs fois dans une liquidation, même du chef de personnes différentes;
3° Si la somme des dividendes attribués au créancier dans les diverses faillites excède le montant total de sa créance, " l'excédant est dévolu, suivant l'ordre des engagements, aux faillites des débiteurs qui avaient les autres pour garants " (art. 543, 2e al.). La loi commerciale fait là une allusion à plusieurs endosseurs successifs qui sont cautions les uns des autres: on reverserait l'excédant au dernier endosseur, et en remontant, s'il y avait lieu, aux précédents.
C'est cette prévision même de la loi (d'un créancier solidaire recevant plus que son dû) qui nous suggère la dernière réfutation (promise plus haut) de l'idée que la solidarité, même au cas de faillite de tous les débiteurs, ne doit pas entraîner une perte nécessaire pour le créancier. La preuve qu'on a exagéré le principe de la solidarité, c'est que l'on arrive à un système qui fait attribuer au créancier plus qu'il ne lui est dû; il est vrai qu'il ne conserve pas cet excédant, mais il lui est d'abord assigné, résultat auquel la solidarité ne mènera jamais, quand tous les débiteurs solidaires sont solvables; en sorte que c'est quand la position du créancier devrait être plus mauvaise qu'elle devient meilleure !
170. Nous n'admettons donc d'ans le Projet que la lre proposition de la loi française: à savoir que " le créancier se fait inscrire dans chaque liquidation pour la totalité de sa créance."
Il faut bien qu'il en soit ainsi au début: comment pourrait-il s'inscrire pour moins, puisque l'on suppose qu'il n'a encore rien reçu ? Dès lors, il lui sera attribué dans chaque faillite un dividende proportionnel au montant intégral de sa créance.
Mais cette attribution, il ne la recevra effectivement qu'une fois et de la faillite qui, la première, aura terminé ses opérations; des autres faillites il ne touchera ce dividende que dans la proportion de ce qui lui reste encore dû, après les précédents versements, de sorte que les sommes qu'il recevra iront toujours en décroissant: il pourra arriver très près d'un payement intégral, surtout si les faillites ne sont pas trop chargées de passif, mais jamais il ne sera entièrement payé. Ce résultat, nous avons démontré qu'il est nécessaire, du moment qu'aucun des débiteurs n'est resté solvable. Telle est notre 2e proposition.
Mais que fera-t-on de ces fractions de dividendes détachées de l'assignation exagérée qu'il avait fallu faire provisoirement à la créance totale ? Le texte nous le dit, et c'est notre 3e proposition: " elles forment une ” masse spéciale, pour indemniser les diverses liquidations, dans la proportion de ce qu'elles ont payé sur" le montant de la dette nominale."
De cette façon on satisfait à quatre conditions également impératives:
1° On respecte le principe que la même créance ne doit pas figurer plusieurs fois dans le passif d'une faillite;
2° On ne donne aucun intérêt aux diverses faillites à retarder leurs opérations et leur clôture, puisque chacune sera indemnisée de ce qu'elle aura payé d'après une base plus onéreuse que les autres;
3° On ne revient pas sur les opérations faites, par des circuits interminables de recours;
4° Enfin la répartition finale applique ce principe considérable de la solidarité que les insolvabilités des codébiteurs se répartissent entre eux.
171. Un exemple paraît nécessaire pour montrer que ce système est aussi praticable que tout autre qui serait moins conforme aux principes.
On terminera en démontrant encore, par un nouvel argument, que ce système est parfaitement en accord avec les principes de la solidarité.
Supposons trois débiteurs solidaires, Primus, Secundus, Tertius, pour une dette de 10,000 yens; tous sont insolvables ou faillis, et aucun payement n'a été fait avant l'ouverture des faillites.
Le créancier produit son titre aux syndics ou liquidateurs de chaque faillite et il figure au passif de chacune pour le montant intégral de sa créance.
La faillite de Primus, liquidée la première, donne à chaque créancier 50%, celle de Secundus 30%, celle de Tertius 20%.
Notre créancier est donc colloqué pour 5000 yens dans la lrj faillite, pour 3000 dans la 2e et pour 2000 dans la 3e (b).
Dans le système du Code de Commerce français, le créancier garderait le tout et il se trouverait précisément, avec nos chiffres, n'éprouver aucune perte..
Dans le système du Projet, le créancier touchera, effectivement aussi, les 5000 yens de la lre faillite; mais, sur les 3000 yens que lui attribue la 2e faillite, comme dividende sur 10,000 yens, il ne touchera les 30% que sur 5000 yens, parce que sa créance est réduite à ce chiffre, soit 1500 yens, et sur l'attribution que lui fait la 3e faillite, il ne touchera les 20% que sur 3500 yens, qui lui restent dus, soit 700 yens. Il ne reçoit donc, au total, que 7200 yens.
Les sommes qu'il ne touche pas, quoiqu'elles aient été nominativement attribuées à sa créance (1500 et 1300=2800 yens), sont réparties entre les diverses liquidations, comme il suit: la lra faillite en retirera 50%, soit 1400 yens, la 26 en retirera 30%, soit 840 yens et la 3e en retirera 20%, soit 560 yens.
Cette répartition est basée, comme dit le texte, sur " la proportion dans laquelle chaque liquidation a éteint la dette commune."
On ne devra pas objecter que le créancier ayant touché effectivement son dividende entier dans la première liquidation, celle-ci n'a rien fourni directement à la "masse spéciale" et que, par conséquent, elle n'en devrait rien recevoir: nous répondrions que si elle n'avait pas payé 50% de la dette, le créancier aurait dû toucher davantage dans les deux autres liquidations; la première a donc contribué directement à libérer les autres et indirectement à grossir la masse spéciale.
Cette répartition proportionnelle est le seul moyen applicable ici de faire supporter à tous les débiteurs respectivement l'insolvabilité où ils se trouvent, car l'article 1067 n'est écrit que pour le cas où, à côté d'insolvables, il en est resté d'autres qui sont solvables.
172. On s'étonnera peut-être encore, malgré les raisons déduites plus haut, de voir le créancier perdre 2800 yens sur 10,000 et cette somme attribuée aux faillites de ses débiteurs solidaires.
Mais remarquons d'abord que ce ne sont pas ces débiteurs eux-mêmes qui profitent de cette attribution: ce sont leurs autres créanciers, lesquels avaient souffert de l'admission du créancier à concourir avec eux pour sa créance intégrale, malgré des payements successifs.
Ensuite, parmi ces trois dividendes, si le 1er est assez avantageux, le 3e est faible; il est donc naturel que le résultat final ne soit pas favorable au créancier.
Enfin (et c'est ici la dernière démonstration que nous avons promise) le créancier aurait éprouvé la même perte, et sans qu'on pût aucunement la contester, si l'on supposait que les faillites ne se fussent pas trouvées simultanément en liquidation; or, il est naturel et juste que le moment auquel s'ouvrent les diverses faillites, respectivement, soit sans influence sur le résultat définitif, au moins en ce qui concerne le créancier.
Quant au recours des faillites les unes contre les autres, nous verrons plus loin qu'il en est autrement, à cet égard, et pourquoi.
Supposons, en effet, avec les mêmes chiffres, que Primus tombe en faillite avant l'échéance de la dette: le créancier, inscrit pour 0,000 yens dans sa faillite, touche 50%, soit 5000 yens; ensuite s'ouvre la faillite de Secundus (lequel n'avait pu être poursuivi pour le reste, alors qu'il était encore solvable, la dette n'étant pas encore échue): le créancier ne peut plus évidemment, être inscrit dans cette faillite que pour les 5000 yens qui lui restent dus, sur lesquels il touche 30%, soit 1500 yens; vient enfin la faillite de Tertius où il est inscrit pour les 3500 yens qui restent dus, et il touche 20%, soit 700 yens. Il n'a ainsi reçu en tout que 7200 yens et il en perd 2800, comme tout à l'heure.
Nous disons que ce résultat est incontestable; il est d'ailleurs conforme au Code de Commerce français, pour le même cas (art. 544) et à notre article précédent. Pourquoi aurait-on une autre solution quand les liquidations sont simultanées ? Cette circonstance de la simultanéité ou concomitance des faillites ne doit modifier que la procédure de liquidation, non ses résultats: elle nécessite l'inscription simultanée du créancier dans toutes les faillites pour le montant intégral de sa créance, car il n'est pas possible de l'inscrire pour moins; mais cela ne doit pas lui procurer un profit, c'est-à-dire une diminution de perte.
173. 11 reste, dans notre nouvelle hypothèse, la question du recours des faillites les unes contre les autres. C'est ici que l'on trouve une différence de résultats tenant à l'ordre dans lequel ont eu lieu les liquidations respectivement: du moment qu'elles n'ont pas eu lieu toutes en même temps, les recours se font conformément au droit commun de la solidarité, c'est-àdire conformément à l'article 1064.
Ainsi la liquidation de Primus qui a payé 500 yens en supportera définitivement le tiers, soit 1666 y. 66 s. et elle recourra contre la liquidation de Secundus pour autant; sur quoi elle touchera 30%, soit 499 y. 99 s.; elle touchera encore 20% sur l'autre tiers dans la liquidation de Tertius, soit 333 y. 33 s. En sorte que la liquidation de Primus aura supporté dans la dette de 10,000 yens: 1666 y. 66 s. pour son 1/3 des 4000 y. par elle payés, 1166 y. 66 s. non remboursés par la liquidation de Secundus et 1333 y. 33 s. non remboursés par celle de Tertius, soit en tout, 4166 y. 66 s., au lieu de 3333 y. 33 s. qui, étaient sa part normale dans les 10,000 y.; sa perte est donc de 833 y. 33 s.
La liquidation de Secundus, a son tour, quand viendra à s'ouvrir la liquidation de Tertius, s'y fera inscrire pour le tiers des 1500 yens qu'elle a payés, soit 500 yens, sur lesquels elle touchera 20%, soit 100 yens; mais elle n'exercera aucun recours contre celle de Primus, pour deux raisons au moins; d'abord parce qu'elle est restée sa débitrice, ensuite parce que cette première liquidation est close. La liquidation de Secundus a ainsi payé dans la dette commune 1500 yens au créancier, réduits à 1400 y. par ce remboursement de 100 y. par celle de Tertius, plus 499 y. 99 s. remboursés à la faillite de Primus; soit, en tout, 1899 y. 99 s.
La liquidation de Tertius, opérée la dernière, n'a aucun recours contre les deux autres auxquelles elle doit et qui d'ailleurs sont closes; elle a ainsi supporté dans la dette commune: 700 yens payés au créancier, 363 y. 33 s. remboursés à la liquidation de Primus et 100 yens rembousés à celle de Secundus, soit, en tout, 1133 y. 33 s.
En résumé:
La liquidation de Primus a payé y. 4166 66
Celle de Secundus 1899 99
Celle de Tertius 1133 33
Total 7199 98
Le créancier a perdu 2800 02
Ensemble............... 10,000 00
174. Quelque compliqués que paraissent ces calculs, il faut s'y résigner: hors de là, les répartitions seraient arbitraires; d'ailleurs, l'application des principes est encore la voie la plus simple et celle qui n'expose pas iL des résultats que la raison et la justice réprouvent.
Nous ne proposerions pas un autre système en droit civil français, car nous sommes de ceux qui pensent que les dispositions des articles 542 et 543 du Code de Commerce sont limitées aux faillites ou à l'insolvabilité des commerçants et ne peuvent être appliquées aux insolvabilités civiles. Nous regrettons qu'aucun des auteurs qui ont le même avis n'ait exposé avec des exemples, le système qui lui paraît devoir être suivi en droit civil.
Nous ne savons pas encore quel sera le système adopté dans le Code de Commerce japonais; mais ceci ne le préjuge en rien: si les rédacteurs y admettent un système différent du nôtre, qu'il soit ou non semblable à celui du Code de Commerce français, cela n'empêchera pas que le droit civil puisse rester tel que nous le proposons comme droit commun (1).
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(a) Nous les supposerons tous faillis ou insolvables, car si un seul est resté solvable, il n'y a pas grand intérêt à savoir quel droit aura le créancier contre les faillites ou liquidations des autres.
(b) Le système s'appliquerait tout aussi aisément avec des dividendes plus forts ou moins forts.
(1) Depuis que ces lignes ont été écrites dans la première édition, le Code de commerce a été promulgué: il reproduit le système du Code de commerce allemand qui lui-même a suivi ici le Code français, sans le modifier, et même il est moins complet. Notre système adopté par le Code officiel sera au moins suivi en matière civile.