Art. 962. — 808. Le Projet tranche ici une question qui, en France et ailleurs, divise beaucoup les auteurs et sur laquelle la jurisprudence n'est pas encore bien fixée: à savoir, quelle est la nature des soins et services que rendent ceux qui exercent les professions " dites libérales."
Nous avons déjà exposé sommairement cette COlJtroverse, n° 749) et fait pressentir la solution du Projet; il nous faut ici y insister, avec le texte destiné à prévenir cette controverse au Japon.
En fait, les personnes que le présent article énumère rendent des services à ceux qui ont recours à elles et ces services ne sont pas gratuits, en général, puisqu'une rémunération est ordinairement demandée et reçue par ces personnes (e).
Plusieurs systèmes se disputent la préférence.
Dans l'un, on dit que les services du médecin, de l'avocat, du professeur, sont l'objet d'un louage ordinaire et que la dignité des professions libérales n'est pas diminuée parce qu'elle fait vivre dans une condition plus ou moins aisée ceux qui les exercent.
Ce système comporte une objection sérieuse, c'est que le contrat serait alors à titre onéreux et synallagmatique et obligerait les deux parties à l'exécution ou à des dommages-intérêts, ce qui serait plus contraire à la dignité de l'une et à l'intérêt de l'antre que de recevoir un salaire et de le payer.
C'est principalement la nécessité d'éviter une pareille situation qui nous fait proposer le système actuel du Projet.
Dans un autre système on dit que ces personnes t'emplissent un mandat; ce mandat, il est vrai, est naturellement salarié, maison a vu (art. 927) que le salaire du mandat n'est pas considéré comme un profit étant au contrat son caractère gratuit: il est plutôt une sorte d'indemnité en bloc ou à fortuit des peines, soins et déboursés que le mandataire aura à supporter, et ici on y ajouterait, comme cause spéciale, les frais d'études antérieures nécessaires à l'obtention des titres et diplômes officiels.
C'est aussi parce que le salaire ne paye pas el1 entier le service rendu que nous avons déjà fait remarquer (nO 749) que le malade, le plaideur et l'élève restent toujours tenus d'une certaine reconnaissance envers le médecin, l'avocat ou le maître.
Ce système ne donne pas lieu 11 la même objection que le précédent, à savoir qu'il y aurait donc une exécution obligatoire; en effet, le mandat peut cesser par la renonciation à peu près libre et volontaire du mandataire et par la révocation absolument libre par le mandant. Mais il comporte une objection non moins sérieuse.
Le caractère propre du mandat, c'est que le mandataire représente le mandant et fait, pour le compte et au nom du mandant, quelque chose que celui-ci ne pourrait faire lui-même. Or, si l'on peut trouver cette sorte de représentation dans les services de l'avocat, 011 ne la trouve plus dans ceux du médecin ou du professeur des sciences, des lettres ou des arts. Comment pourrait-on comprendre que le médecin représentât le malade, le professeur son élève ? Que serait-ce qu'un mandat à l'exécution duquel le mandant est nécessairement présent, lorsque le propre du mandat est que le mandataire remplace le mandant absent ou empêche ?
La difficulté ne serait pas supprimée quand on prétendrait que le médecin ou le professeur sont les mandataires de la famille du malade ou de l'élève: ceux-ci n'ont pas toujours de famille pour prendre leur intérêt, et les soins et services dont ils ont besoin peuvent être directement demandés par eux.
Un troisième système rejette l'idée de louage de services et de mandat salarié et admet qu'il se forme un contrat spécial entre les personnes qui rendent et celles qui reçoivent ces services; ce contrat serait innommé partout où il n'y a pas de lois particulières et formelles sur cette matière. Ce n'est pas à dire qu'il ne serait pas de droit positif: il serait toujours soumis 1° aux règles générales des contrats, 2° aux règles principales du contrat nommé avec lequel il aurait le plus d'analogie (v. art. 324); mais la difficulté est justement de savoir si le contrat nommé auquel on emprunterait des analogies serait le louage de services ou le mandat.
En outre, on se trouve en face de l'objection faite au premier système, à savoir que le contrat principal, pour être innommé, n'en aurait pas moins une force obligatoire et coercitive peu compatible avec la dignité d'une partie et avec l'intérêt de l'autre.
C'est pourtant ce système qui a le plus grand nombre de partisans et que nous avions d'abord en l'intention de proposer dans le Projet.
Mais un examen plus attentif nous a amené à urésenter un quatrième système qui ne voit dans la uOIlvention qui nous occupe aucun contrat, ni nommé, ni innommé et qui ne lui fait produire aucune obligation eioile, ni chez celui qui a promis les soins et services dont il s'agit, ni chez celui qui les a stipulés.
La loi, en écartant formellement l'obligation civile de part et d'autre, entend laisser place non seulement à une obligation morale, niais encore à une obligation naturelle.
Cependant, l'obligation civile peut naître après coup non pas de la promesse faite par une partie à l'autre, mais du profit que l'une a tiré des services rendus par l'autre ou du dommage que le refus de les rendre ou de les recevoir a pu causer.
Le 1er alinéa de notre article pose le principe de l'absence d'obligation civile en vertu de la convention; les trois derniers alinéas établissent les responsabilités exceptionnelles.
804. Il nous faut maintenant justifier successivement le principe et les exceptions.
Un médecin a promis de donner ses soins à un malade, parce qu'il croit connaître sa maladie et pouvoir, soit le guérir, soit le soulager; plus tard, ayant commencé ou non le traitement, il s'aperçoit qu'il s'est trompé et que la maladie lui est inconnue; il doute de son aptitude et il préfère que les soins soient donnés par un autre: ou bien, c'est le malade ou son entourage qui lui témoignent de la défiance, ou qui ne sont pas disposés à suivre ponctuellement ses prescriptions; dans ces divers cas, il serait déraisonnable, en même temps que contraire à l'intérêt du malade, de dire que le médecin doit donner ou continuer ses soins.
Le raisonnement est le même pour un avocat qui s'est chargé d'une cause à plaider comme demandeur ou défendeur: la cause lui a paru d'abord juste et légitime, mais un plus ample examen lui en a démontré l'illégitimité; ou bien, il a cru qu'elle n'excédait pas sa capacité ou son expérience, et il découvre qu'elle est au-dessus de ses forces. Il serait immoral d'obliger un avocat à plaider une cause qu'il croit mauvaise ou pour laquelle il se croit insuffisant.
Enfin, un professeur a promis d'enseigner une science, une langue ou un art; plus tard, il trouve ou qu'il lui manque la connaissance suffisante de ce qu'il doit enseigner, ou que son élève n'a pas l'aptitude nécessaire au succès: on ne doit pas pouvoir le contraindre à continuer ou même à commencer une entreprise dans laquelle il ne croit pas pouvoir réussir.
805. Plaçons-nous maintenant du côté opposé, du côté de la personne qui a demandé et obtenu la promesse de soins ou services; le résultat est le même, par un raisonnement un peu différent.
Le malade n'a plus confiance dans le médecin qu'il a choisi, ou le traitement lui semble encore plus pénible que la maladie: va-t-on l'obliger à continuer un traitement qui lui déplaît et qui peut-être augmente son mal ?
Le plaideur n'a plus confiance dans son avocat, ou sa cause ne lui semble plus aussi légitime: sera-t-il obligé de laisser ses intérêts dans les mêmes mains ou de laisser le procès suivre son cours ?
Enfin, l'élève ne se croit pas les dispositions nécessaires pour l'étude qu'il a entreprise, ou il doute de l'aptitude à l'y instruire chez le maître qu'il a choisi; peut-on l'obliger à perdre à une étude au-dessus de ses moyens un temps qui pourrait être mieux employé, ou a conserver un professeur en qui il n'a pas confiance ?
La solution négative sur toutes ces questions est d'une évidence qui s'impose et, dans aucun des autres systèmes, on ne pourrait la contester: on y préférerait sans doute sacrifier la logique qui les gêne à la raison (lui les réclame.
806. Au premier abord, il semble inutile de dire que celui qui a promis des soins ou services scientifiques, littéraires ou artistiques n'est pas " civilement " tenu de les fournir; si on entend dire par là qu'il ne peut être contraint, ni physiquement ni juridiquement, de soigner un malade, de plaider une cause, de donner des leçons, on dit une chose évidente, déjà dite ailleurs (art. 402, 1cr al.), également vraie pour le mandat (voy. n° 781) et pour le louage de services (v. n° 796) et, par conséquent, inutile ici; il est évident que nul ne peut être contraint à l'exécution d'un fait qui réclame sa volonté: on se heurterait à la force d'inertie qui est invincible, il moins de pousser la contrainte jusqu'à la douleur physique excessive.
Il ne serait pas plus facile de contraindre le malade à recevoir les soins du médecin et l'élève à recevoir les leçons du maître que de contraindre ceux-ci à les donner. Mais la loi veut dire qu'en cas de refus de donner ou de recevoir les soins promis et acceptés, il n'y a même pas lieu aux dommages-intérêts qui sont ordinairement la compensation de l'inexécution volontaire d'une obligation de faire (v. art. 403).
807. On pose donc en principe que la promesse réciproque de donner et de recevoir les soins dont il s'agit n'oblige " civilement " ni l'une ni l'autre partie.
L'obligation naturelle n'est pas exprimée, mais elle n'est pas douteuse: aucune partie ne devrait, sans motifs suffisants, se soustraire aux engagements qu'elle aurait pris; seulement, comme elle est seule juge de ce qu'elle doit faire, on ne peut savoir si c'est par des raisons légitimes ou par caprice qu'elle s'est décidée; peut-être aussi sera-ce par pure économie chez la partie qui devait payer les honoraire*, ou par désir d'un gain plus élevé chez celle qui devait les recevoir (1.).
La loi suppose ensuite que les soins ou services ont été fournis.
Lorsque, en fait, le médecin a soigné le malade, lorsque l'avocat a plaide la cause et le professeur donné les leçons promises, lorsqu'ils ont ainsi exécuté volontairement leur obligation naturelle, l'obligation de l'autre partie est-elle devenue civile ? Le malade ou sa famille, le plaideur, l'élève ou. sa famille, sont-ils tenus, par les voies de droit, d'acquitter leur propre obligation, de payer la rémunération promise ?
Il faut répondre négativement, au moins eu principe, et cela, sans distinguer essentiellement si le malade a été guéri ou seulement soulagé, ou s'il est resté dans le même état ou s'il est mort, ni si la cause a été gagnée ou perdue, ni si les leçons ont ou non profité à l'élève; mais en supposant toujours que les soins ont été donnés avec zèle et bonne foi, et sauf ce qui sera dit plus loin à ce sujet comme mesure d'appréciation de la rémunération.
Du moment, que l'obligation de chaque partie n'a été que naturelle à l'origine, elle n'a pu changer de nature par le fait de l'autre partie. On ne pourrait même pas dire que la participation volontaire du malade aux soins qu'il a reçus, celle du plaideur qui a fourni des pièces ou des renseignements à son avocat, celle de l élève aux leçons données et reçues, constitue une exécution de l'obligation naturelle de la part de ces personnes: leur obligation a pour objet une somme d'argent et elles n'en ont ri (,n exécuté à cet égard en recevant les soins.
808. Mais il pourra y avoir dans l'accomplissement du fait, comme dans le refus de l'accomplir, une et même deux nouvelles sources d'obligations qui pourront être civiles dans une certaine mesure et naturelles au-delà.
La partie qui a fourni ses soins et services, conformément à la demande qui lui en avait été faite ou à sa promesse, peut alléguer avec raison qu'elle y a consacré un temps et des peines qui lui deviendraient préjudiciables si elle ne recevait une indemnité ou rémunération convenable; elle pourrait alléguer aussi qu'elle a procuré à l'autre partie des avantages appréciables en argent, ce qui sera évident en cas de gain d'un procès ou de guérison d'un malade vivant de son travail ou d'un élève devenu apte à remplir un emploi exigeant les connaissances spéciales que le professeur lui a fait acquérir.
Ces deux sources nouvelles d'obligations civiles, que nous connaissons sous les noms de " dommages causés injustement et enrichissement sans cause légitime," seront appréciées par les tribunaux, lorsque les parties ne seront pas tombées d'accord.
Il n'est pas rare que les malades oublient les soins du médecin, les plaideurs ceux de l'avocat et les élèves ceux du professeur; la dignité des uns favorise encore l'avarice des autres; mais si la réclamation est portée en justice, elle doit être appréciée et jugée équitablement.
Le texte intervient ici pour indiquer où seront cherchées les bases de la décision: ce n'est pas la convention qui est mise en première ligne, justement parce qu'elle n'a pas suffi à constituer une obligation civile.
On tiendra compte d'abord de la qualité respective des personnes: le médecin est un grand praticien, fort occupé, ayant une clientèle choisie qui le paye largement, le malade lui-même est riche, l'indemnité pourra alors être élevée; elle le sera moins, au contraire, si le malade est d'une condition modeste ou pauvre, ou même, le. malade étant riche, si le médecin, est peu célèbre, peu occupé et généralement peu rétribué. Il va sans dire que le tribunal tiendra grand compte aussi du résultat du traitement.
De même pour l'avocat, on tiendra compte, d'une part, de sa célébrité ou de son obscurité et, d'autre part, de la situation pécuniaire de son client; il y aura beaucoup aussi à tenir compte du gain ou de la perte du procès, au point de vue de l'enrichissement.
Les mêmes éléments d'appréciation tirés des situations respectives seront utilisés pour les réclamations du professeur contre l'élève: l'instruction acquise par celui-ci correspondra au gain du procès pour le plaideur et à la guérison pour le malade.
Pour tous, le temps, les peines et soins correspondront à un préjudice éprouvé qui doit être réparé.
La loi veut aussi qu'on tienne compte de l'usage des professions, lequel usage, étant connu des deux parties ou devant l'être, implique un engagement tacite de s'y conformer. 11 se rapproche ainsi de la convention expresse que la loi met en dernière ligne, comme base d'appréciation de la rémunération des soins ou des services effectivement rendus.
Il n'y a pas de contradiction à donner une certaine valeur civile à la convention, lorsqu'elle a reçu son exécution de la part d'une partie: quand il s'agit de savoir si le dommage éprouvé par elle est injuste, si l'enrichissement de l'autre est illégitime, lorsqu'on est ainsi en demeure d'appliquer civilement et judiciairement les règles de l'équité naturelle, il est juste et raisonnable de tenir compte de ce qui a été promis par le défendeur; la convention qu'il a faite le constitue de mauvaise foi dans sa résistance à payer après avoir librement reçu les services.
809. Les deux derniers alinéas de notre article., supposent qu'au contraire les soins ou services demandés n'ont pas été acceptés ou que les soins ou services promis n'ont pas été fournis. Il fallait décider. s'il y aurait lieu à indemnité.
En principe, le premier alinéa a décidé négativement et nous l'avons développé en ce sens.
Mais ici encore, on peut se trouver en présence d'autres sources d'obligation civile que la convention.
Le médecin, après avoir promis de donner ses soins à un malade, l'avocat surtout, après avoir consenti à se charger d'une cause, peuvent avoir refusé d'autres cures à entreprendre ou d'autres causes à plaider et avoir ainsi sacrifié un avantage de leur profession, en comptant sur la demande qui leur avait été faite. Si ensuite le malade ou le plaideur refuse d'user de leurs services, ils auront éprouvé, par l'effet de la première convention, un préjudice dans leurs intérêts. Il sera rare assurément que la preuve en soit certaine, mais il est bon que le principe en soit posé
De mêmé, et réciproquement, le malade ou sa famille, comptant sur la promesse du médecin, ont néglige de s'assurer les soins d'un autre; plus tard, le premier refuse de commencer ou de continuer la cure: il en peut résulter une aggravation du mal et un préjudice pécuniaire.
Le cas est encore plus évident pour les soins promis ÍJar un avocat, lequel ensuite abandonnerait la cause dont il s'est charge: il sera peut-être difficile de trouver en temps utile un autre avocat et la cause pourra être compromise, peut-être perdue, par suite de ce retard.
Le raisonnement serait le même pour un élève et son professeur.
Dans tous ces cas, il faut supposer toujours, pour qu'il y ait lieu à indemnité, que le motif qui a déterminé le le médecin ou le malade, l'avocat ou le client, le professeur ou l'élève, à abandonner la convention formée, n'est pas " légitime."
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(e) Le texte ne t'ait pas mention des notaires, de création récente ail Japon, IIi des avoués qui n'y sont pas encore créés connue leur minis- tère ne pourra être refusé par eux dans le cas 011 leur intervention sera nécessaire, ils ne seront pas régis par notre article 962; leur intervention SI) caractérisera d'après les dispositions des règlements spéciaux qui les concerneront, et, s'il reste des doutes; on pourra rattacher les droits de l'avoué au mandat et ceux du notaire à un contrat innommé,
(1) Dans une opinion encore plus radicale que la nôtre on a. prétendu qu'il n'y a dans ce cas qu'une obligation purement morale et on nous a objecté que si l'obligation était naturelle elle serait susceptible de devenir civile-par une reconnaissance spéciale efc pourrait être cautionnée ou novée (v. art. 588). Nous répondons que quand une première promesse n'oblige pas civilement ce n'est pas parce qu'elle sera renouvelée qu'elle aura pins de force; dès lors le cautionnement et la novation auront la même impuissance.
Tout au plus pourrait-on nous objecter que l'article 588 précité se trouve alors trop absolu dans ses dispositions. Mais cet article, pour être général, ne régit pas évidemment des cas particuliers oll l'obligation naturelle ne se prête pas, par sa nature, à une reconnaissance ou a une garantie complémentaire. Or, les cas où la reconnaissance rend civile une obligation naturelle sont ceux oll manquait la preuve d'une obligation civile et non ceux où la volonté seule est impuissante à créer cette obligation.