Art. 815. — 519. Généralement, quand la rente viagère est constituée à titre onéreux, elle est stipulée au profit de celui qui en fournit la contre-valeur; c'est le cas le plus naturel. Mais il peut arriver que la valeur soit fournie par une personne et que la rente soit stipulée au profit d'une autre.
Notons d'abord que la stipulation pour autrui n'étant valable qu'exceptionnellement (v. art. 344), il faut supposer ou que le stipulant se trouve dans un de ces cas exceptionnels, ou que celui auquel la rente viagère sera due est intervenu au contrat.
Le contrat présente ainsi trois intéressés qui forment deux groupes et dont il résulte deux rapports de droit: du donneur de valeur à celui qui la reçoit et qui devient le débi-rentier, et du donneur de valeur au bénéficiaire, c'est-à-dire au crédi-rentier. Sous le premier aspect, le contrat est à titre onéreux, car celui qui reçoit la valeur fournie comme cause de la rente viagère ne l'acquiert pas gratuitement, devant fournir un équivalent. Sous le deuxième aspect, le contrat est à titre gratuit, car celui qui recevra la rente viagère n'en a pas fourni la contre-valeur. Il est évident aussi que le rapport de donataire à donateur est entre le créancier des arrérages et le donneur de valeur.
520. Ce double caractère d'un contrat n'est pas spécial à la constitution de la rente viagère: on le retrouve chaque fois qu'il y a dans un contrat onéreux une stipulation pour un tiers ou par un tiers.
Il n'y a pas d'ailleurs d'incompatibilité absolue entre la gratuité et le caractère onéreux, du moment que les rapports sont entre personnes différentes; ainsi, la capacité peut n'être pas la même pour donner que pour aliéner à titre onéreux, mais rien n'empêche qu'elle se trouve observée aux deux points de vue.
Au contraire, pour ce qui est des formes, comme il n'y a qu'un acte, qu'un instrument, il faut que la loi décide s'il sera soumis aux formalités des donations ou s'il en sera affranchi à cause de ce qu'il a d'onéreux, et c'est cette dernière décision que donne la loi.
Mais une difficulté reste à résoudre et si la loi ne la tranche pas, c'est que les principes doivent mener à la véritable solution. Supposons que le donneur de valeur n'ait pas la capacité de donner, quoiqu'ayant celle d'aliéner à titre onéreux, ou que le bénéficiaire de la rente soit dans un cas d'incapacité relative de recevoir de la part du donneur de valeur: le contrat sera-t-il nul en entier, ou seulement vis-à-vis du bénéficiaire ? C'est à cette dernière solution qu'il faut se tenir, justement parce que le contrat peut valoir comme onéreux entre le donneur de valeur et celui qui promet la rente; dès lors, la rente sera payée non au bénéficiaire dépommé dans la stipulation, mais au donneur de valeur; seulement, elle aura toujours pour mesure de sa durée la vie du tiers que le débiteur avait considéré comme devant être le crédi-rentier. L'article suivant nous dira précisément que la rente peut dépendre de la vie d'un autre que le crédi-rentier.
La solution serait la même, si la rente excédait la portion disponible des biens du donateur: le débiteur de la rente n'en profiterait pas et il devrait verser l'excédant au donateur lui-même.
521. On a annoncé, en terminant l'exposé sommaire de ce sujet, que la rente viagère peut être constituée par rétention ou retenue d'une créance d'arrérages sur un capital aliéné en nue-propriété. Ce capital peut lui-même être aliéné à titre gratuit ou onéreux.
Cette disposition rappelle un mode semblable de constitution de l'usufruit auquel l'article 86 fait allusion, sans qu'il soit autrement consacré par la loi (a).
Une difficulté particulière se présente quand on se demande si une pareille constitution de la rente viagère est à titre onéreux ou gratuit.
Lorsque le capital est aliéné à titre onéreux, c'està-dire lorsqu'il en est fourni une contre-valeur, le créancier de la rente viagère est censé avoir reçu dans cette contre-valeur l'équivalent anticipé du droit à la jouissance qui n'est que retardé pendant sa vie.
Mais si le capital est donné en nue-propriété, la retenue des arrérages ou de la rente viagère sort des acquisitions gratuites ou onéreuses, parce qu'elle n'est pas, à proprement parler, une acquisition: celui qui retient la jouissance de son bien ne l'acquiert pas, puisqu'il l'avait déjà, pas plus que celui qui aliène la moitié de son bien n'acquiert l'autre en la retenant. Dans le cas qui nous occupe, il faut plutôt dire que la rente viagère retenue par le donateur du capital est donnée elle-même, à terme, c'est-à-dire pour l'époque du décès du rentier, comme, dans le cas précédent, on la considérait comme vendue, et c'est encore une valeur à faire entrer en compte dans le calcul de la quotité disponible.
Ajoutons un autre intérêt à reconnaître que la rente viagère ainsi retenue présentement est donnée pour l'avenir; supposons que le donataire soit dans le cas de subir la révocation de la donation pour ingratitude ou pour inexécution des conditions: dans ce cas, ce n'est pas seulement le capital en nue-propriété qui reviendrait au donateur, ce serait encore la jouissance perpétuelle de ce capital; en conséquence, à sa mort cette jouissance ne passerait pas au donataire, mais elle resterait dans la succession du donateur.
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(a) Il serait facile d'ajouter à l'article 47, après le 3e alinéa: “L'usufruit peut aussi être constitué par rétention sur des biens "aliénés à titre gratuit ou onéreux."