Art. 768. — 409. En général, les sociétés civiles seront formées en considération des personnes: il faut une confiance absolue dans l'honnêteté, dans l'intelligence et dans la solvabilité d'une personne pour entreprendre avec elle une série d'opérations plus ou moins longues et difficiles dont on espère un profit pécuniaire.
On verra plus loin (art. 790) que l'une des conséquences de ce caractère des sociétés est l'impossibilité pour chaque associé de se substituer un tiers en le faisant entrer à sa place dans la société; une autre conséquence sera la dissolution de la société par la mort d'un des associés, car les survivants n'ont pas accepté de rester associés entre eux, ni d'avoir pour associé l'héritier du décédé, sauf convention contraire (Vqy. art. 795, 2e al.).
Mais cette considération des personnes est elle-même une entrave au développement des sociétés, elle expose les associés à ne pouvoir trouver des capitaux suffisants parmi les personnes avec lesquelles ils ont des relations d'affaires ou d'amitié, et aussi à voir la société se dissoudre par un décès, au moment le plus défavorable.
Cet inconvénient a depuis longtemps frappé les esprits, en Europe, surtout au sujet des sociétés de commerce qui exigent plus de capitaux que les sociétés civiles, et l'on a imaginé d'attacher le droit et la part de chaque associé à un titre facilement cessible appelé action: la société est alors fondée sur la considération des capitaux versés et non plus sur celle des persollnes.
Une autre conséquence de la division des parts en actions est que la responsabilité des actionnaires est limitée à leur mise, c'est-à-dire au montant du prix d'émission de l'action. Les actionnaires sont alors appelés " commanditaires," ce qui exprime l'idée qu'ils ont confié leur argent à la société pour le faire fructifier, en acceptant, comme il est juste, le risque de le perdre si la société ne réussit pas.
Ordinairement, à côté des associés actionnaires ou commanditaires, dont le nom ne figure pas dans le contrat de société, il y a des associés en nom, chargés de l'administration et responsables, non seulement visà-vis des actionnaires pour leur faute lourde ou leur infidélité dans la gestion, mais encore vis-à-vis des tiers pour toutes les dettes de la société, et cela solidairement. Leur droit ne peut plus s'appeler action et on le nomme intérêt (voy. c. civ. fr., art. 529). Le décès de l'un de ces associés est encore une cause de dissolution de la société, mais non le décès d'un des commanditaires, simples bailleurs de fonds.
La difficulté de trouver des associés ainsi responsables pourrait encore être un obstacle à la formation des sociétés et cette dissolution par le décès d'un associé en nom est toujours un danger imminent, on a donc imaginé une autre sorte de société où personne, même les gérants, n'est associé en nom, d'où on l'appelle société " anonyme " (sans nom), par opposition à la société " en nom collectif."
Dans cette société, les gérants ne sont responsables que de leurs fautes de gestion, mais non des engagements de la société vis-à-vis des tiers, et ceux-ci n'ont pour gage que le fonds social, c'est-à-dire le montant des apports, autrement dit du produit des actions émises, augmenté de la part de bénéfices qui n'est pas distribuée mais mise en réserve.
410. Bien que la division du capital en actions soit beaucoup plus fréquente dans les sociétés commercÜtles que dans les sociétés civiles, elle ne doit pas cependant être considérée comme changeant le caractère de ces dernières.
En France, beaucoup d'auteurs semblent incliner à décider qu'une société devient commerciale par cela seul qu'elle a la forme de " commandite par actions " ou qu'elle est " anonyme." Mais c'est une opinion que nous croyons mal fondée: c'est dans la nature des opérations auxquelles se livre la société qu'il faut chercher son caractère civil ou commercial et non dans la forme de sa constitution ou dans le degré de responsabilité des associés vis-à-vis des tiers.
Le présent article a justement pour but de trancher la question en ce sens et de prévenir les doutes que la jurisprudence française pourrait jeter au Japon (/).
Ce qui est le plus intéressant à remarquer, à l'appui de cette disposition, c'est qu'en France les premières sociétés en commandite furent pratiquées à l'occasion de l'élevage des bestiaux, spéculation purement civile de tout temps, et que la première société où le fonds social fut divisé par actions fut créée à l'occasion de l'établissement d'un moulin à Toulouse et cette société existe encore, nous a-t-on assuré récemment.
Il y a aujourd'hui en France d'autres sociétés civiles par actions, anonymes ou en commandite: les sociétés pour l'exploitation des mines ont ce caractère et la loi sur les Mines le leur reconnaît formellement (Loi du 21 avril 1810. art. 8, 4" al. et art. 32). Il existe aussi une société de spéculation sur les nu-propriétés et les usufruits, lorsqu'ils sont séparés; cette société a pour nom social: "société civile des nu-propriétaires " et, comme elle est anonyme, elle est nécessairement par actions.
La société dont l'objet n'est pas commercial reste donc civile, malgré la forme anonyme ou en commandite qu'elle a pu recevoir et la division du capital social en actions, avec la responsabilité limitée de chaque actionnaire au montant de son apport, laquelle en est la conséquence principale et voulue. Mais il ne s'ensuit pas que les dispositions des lois commerciales sur cette forme des sociétés soient ici inapplicables; au contraire, toutes les précautions prises par la loi pour l'émission et la négociation des actions, pour le versement de leur montant, pour la publicité et, généralement, toutes les mesures prises par la loi dans l'intérêt des tiers sont applicables aux actions dans les sociétés civiles: au même danger, il faut le même remède (v. Loi fr. des 24-29 juill. 1867, sur les Société*) (4).
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(f) Il y a vingt-cinq ans, nous avons soutenu, et nous croyons avoir démontré que la commandite et l'anonymat sont tout-à-fait compatibles avec le caractère civil des sociétés (v. Revue critique de législation, 1866, Tome, 28: LE CODE NAPOLÉON ET LES SOCIÉTÉS COOPÉRATIVES DU DAUPHINE.
(4) Le Code officiel n'a pas admis notre théorie: il décide ainsi que la forme emporte le fond (art. 120 de ce Livre).