Art. 823. — 530. On aurait pu croire que le défaut de payement des arrérages par le débiteur donnerait lieu à la résolution, par application du droit commun. Au contraire, pour qu'elle ait lieu, il faudrait que le créancier l'eût stipulée.
L'équité, en effet, s'opposerait à ce que le débiteur qui a déjà supporté pendant un certain temps la charge de la rente, avec l'éventualité du profit de l'extinction, fût à jamais privé de cette chance de gain parce qu'il ne peut payer régulièrement les arrérages. Il est plus digne de ménagements dans le cas présent que dans celui qu'on verra à l'article 825, où il a manqué à fournir les sûretés promises ou a diminué celles qu'il avait déjà fournies: dans ce cas, il n'a dî't promettre que des sûretés qu'il était actuellement en son pouvoir de fournir, car la fourniture en devait sans doute accompagner ou suivre immédiatement la formation du contrat; dans le cas du défaut de payement des arrérages, il a l'excuse de l'imprévu qui, au cours du service de la rente, peut le lui rendre difficile.
531. Mais il faut pourvoir à la sauvegarde des droits du créancier et c'est ce que fait le présent article: le créancier saisira une quantité des biens du débiteur, suffisante pour que la vente en produise un capital dont l'emploi, en prêt à intérêts ou autrement, assurera le service des arrérages.
On remarquera que le texte ne dit pas, comme le Code français, que le créancier saisira " les biens " du débiteur: il n'en saisira qu'une quantité suffisante pour assurer le payement des arrérages. Naturellement, ces biens seront vendus, s'ils sont autres que de l'argent, car les créanciers ne peuvent pas, en principe, se faire attribuer directement en payement les biens de leur débiteur. Le produit de la vente ne sera pas lui-même employé en rente viagère dans les mains d'un tiers, pour que les arrérages en soient payés au créancier de la rente: ce serait enlever au débiteur primitif et à ses ayant-cause, notamment à ses autres créanciers, le profit du capital qui pouvait, d'un jour à l'autre, leur être acquis par la mort du rentier; on emploiera ce capital en prêt, en rente sur l'Etat, ou d'une autre manière productive d'intérêts; puis, quand le créancier mourra, ledit capital retournera au. débiteur ou à ses créanciers (3e al.). Cette saisie n'a donc, au fond, qu'un caractère conservatoire.
Le texte nous dit encore (1" al.) que si le débiteur a d'autres créanciers et que ses biens ne suffisent pas à les désintéresser tous, le rentier subira comme eux une réduction proportionnelle; il n'y a pas de raison, en effet, de lui donner une préférence, à moins qu'il n'ait une hypothèque ou un gage.
532. Le texte exprime, en outre (26 al.), que le refus de résolution pour défaut de payement des arrérages n'est pas limité à la rente constituée à titre onéreux. On décide cependant, en France, que la disposition de l'article 1978, pareille à la nôtre, ne s'applique pas aux rentes constituées à titre gratuit. Le Projet s'oppose formellement à une telle distinction.
Voyons d'ailleurs les divers cas dans lesquels la question se présente.
1° La rente viagère a été stipulée payable à un tiers, moyennant un capital aliéné par le stipulant; ici le contrat est mixte: il est onéreux pour le débiteur de la rente et n'est gratuit qu'entre le stipulant et le bénéficiaire. Sans aucun doute, la résolution faute de payement des arrérages sera remplacée par la saisie prévue par notre article; on devrait décider de même, par application de l'article 1978 du Code français qui refuse au rentier non payé le droit de rentrer dans le capital ou dans le fonds par lui aliéné.
2° La rente viagère a été retenue par un donateur, à son profit, sur un capital donné entre-vifs, ou par un testateur, au profit de son héritier, sur des valeurs léguées. D'abord, le défaut de payement d'arrérages ne se présentera guère dans ce cas, car, vraisemblablement, le donateur ou l'héritier du testateur aura gardé dans ses mains le capital donné ou légué, comme, en cas d'usufruit retenu, il aurait gardé la possession de la chose usufructuaire. Mais supposons que le débiteur de la rente soit détenteur des valeurs données: assurément, s'il manque à payer régulièrement les arrérages, il est encore moins intéressant qu'un contractant à titre onéreux, puisqu'il n'a fait aucun sacrifice, et c'est ce qui explique qu'en France on admette qu'il soit soumis à la résolution de la donation, d'après l'article 953 qui est général pour les donations dont les conditions ne sont pas remplies; cependant, on se trouve encore dans les termes de l'article 1978 qui refuse au créancier la reprise du " capital aliéné."
On peut d'ailleurs, dans l'intérêt du donataire, faire valoir deux considérations puissantes: en premier lieu, il serait trop dur et vraiment peu juste de le priver ou de priver ses créanciers d'un capital qui peut, d'un moment à l'autre, se trouver dégrevé du service de la rente viagère; en second lieu, le capital sur lequel le droit de rente a été retenu ne peut guère avoir consisté qu'en choses fongibles qui ont été confondues dans le patrimoine du donataire; donc, lors même que le donateur pourrait agir en résolution, ce ne serait que comme créancier ordinaire, sans cause de préférence, et, sauf la disponibilité du capital, il n'obtiendrait rien de plus que par la voie de saisie qu'indiquent l'article 1978 et le nôtre.
3° Nous réunissons enfin deux derniers cas de rente viagère constituée à titre gratuit où l'on ne concevrait même pas la résolution faute de payement des arrérages; ce sont les cas où une rente viagère a été directement donnée ou léguée, à la charge du donateur lui-même ou de l'héritier du testateur.
Ici, c'est le donateur ou l'héritier du testateur qui est en faute au sujet des arrérages non payés: la résolution, en détruisant la libéralité, ne nuirait qu'au rentier, sans rien faire entrer dans ses mains. Là encore, on pourvoira efficacement aux intérêts du rentier, au moyen de la saisie et du placement temporaire d'un capital suffisant pour le service des arrérages.