Art. 765. — 396. La nécessité d'un apport réciproque des associés ou d'une mise de biens en commun est comprise dans la définition; elle est la cause directe et immédiate du droit au partage des bénéfices. C'est parce que les parties font un sacrifice mutuel ou réciproque que le contrat de société est à titre onéreux et non à titre gratuit.
On peut examiner deux questions au sujet de l'apport: 1° En quoi peut-il consister? 2° Comment peutil s'effectuer, se réaliser ?
Notre article répond à la lro question; la 2e est déjà résolue par les deux articles précédents, mais les développements en ont été réservés jusqu'ici.
397. 1. On peut apporter en société la propriété d'un ou plusieurs meubles ou immeubles déterminés; dans les deux cas, la propriété est transférée par le seul consentement, sans qu'il soit besoin de tradition; mais, s'il s'agit d'immeubles, la transcription est nécessaire pour que les associés acquéreurs puissent opposer leur droit aux autres ayant-cause de celui qui a effectué l'apport.
La jouissance seule, de meubles ou d'immeubles, peut aussi être apportée en société. Dans ce cas, il sera bon d'exprimer clairement si l'on apporte l'usufruit ou un droit de louage, surtout quand cette jouissance est à prendre sur un bien dont l'associé est propriétaire. Si déjà l'associé qui fait l'apport était usufruitier ou locataire d'un bien appartenant à autrui et qu'il eût déclaré mettre en société la jouissance de ce bien, il serait naturel de présumer qu'il a entendu mettre en société le droit même qu'il avait et tel qu'il l'avait, avec son caractère temporaire ou viager et sous les limites et conditions qui pouvaient y être attachées.
Mais l'associé qui apporte un droit de louage ou de bail devra l'apporter sans charges de payer de loyers, autrement, il n'apporterait rien qui lui coûtât, rien qui profitât aux autres associés. Il aura les obligations d'un bailleur, sans en avoir les droits; d'ailleurs, sa part dans les bénéfices pourra être supérieure aux loyers ordinaires de la chose.
Si l'apport consiste en argent, il peut être aussi en propriété ou en jouissance; dans le premier cas, le capital apporté devient commun et est plus tard sujet à partage, dans le second cas, la société jouit du capital, en l'employant à ses opérations ou autrement, et lors de sa dissolution, l'associé qui l'a apporté le prélève avant le partage des bénéfices.
Le texte n'exprime pas formellement que l'apport puisse avoir pour objet des créances que l'associé aurait contre des tiers; mais il ne faut pas douter que cela soit possible: les créances ou droits personnels sont des biens, comme les droits réels, et elles sont cessibles; les créances sont d'ailleurs des droits mobiliers ou immobiliers, d'après la nature de la chose due, et elles rentrent ainsi suffisamment dans l'énoncé des apports qui précèdent.
Une créance pourrait être aussi apportée en capital ou en jouissance.
Dans les deux cas, le débiteur devrait être prévenu, par une notification en bonne forme, de cette sorte de cession dont sa dette est l'objet (v. art. 367).
Enfin, le texte indique deux autres sortes d'apports qu'on peut rapprocher et confondre sans inconvénients: les services et l'industrie. Un associé apporte ses services, lorsqu'il doit donner ses soins aux affaires de la société, comme gérant, comme comptable, comme préposé à la vente des produits, etc.; il apporte son industrie, s'il doit participer aux travaux plus ou moins manuels ou intellectuels nécessaires à la réalisation du but de la société: par exemple, un destinateur dans une librairie, ou un ingénieur dans une fonderie.
398. Le Projet ne devait pas laisser subsister le doute qui existe en beaucoup de pays, notamment en France, sur le point de savoir si un associé peut n'apporter en société que son crédit. Notre article faisant une énumération des principaux apports possibles et passant sous silence le crédit, l'exclut suffisamment par prétérition. Pour justifier cette exclusion, il faut préciser ce qu'on entendrait par Il apporter son crédit en société," et c'est peut-être parce que les auteurs n'ont pas assez pris ce soin que leurs solutions diffèrent.
Quelques-uns considèrent l'apport de crédit comme résultant de la seule entrée dans la société de la part d'une personne dont le nom et la situation sont honorablement connus: la présence de certaines personnes dans la société peut, dit-on, être une garantie pour les tiers de la moralité, de la prudence et même de la solvabilité de la société. Mais si l'apport ne constitue pas un sacrifice pour celui qui le fait, s'il n'entraîne pour lui aucune obligation déterminée, il ne saurait motiver une participation aux bénéfices; en effet, rien n'empêcherait que la même personne attachât ainsi son nom à un grand nombre de sociétés, avec droit à des profits indéfinis, sans s'exposer à aucune perte, ce qui serait abusif.
On fait donc remarquer que la présence de cet associé parmi les autres le soumettrait aux obligations de la société envers les tiers, soit pour le tout et solidairement, soit au moins pour sa part virile; mais, là encore, nous ne voyons pas un sacrifice suffisant pour motiver un droit à une part des bénéfices. Supposons, en effet, que cet associé ait été poursuivi pour sa part virile dans une dette de la société: comme son apport ne consiste pas dans une somme d'argent, mais dans une sorte de garantie ou de cautionnement, il devrait donc être remboursé de ce qu'il aurait payé, soit sur le fonds social, soit sur les biens des autres associés et, en somme, son sacrifice aurait été nul.
Nous donnerions la même solution, lors même que l'associé qui n'apporterait que son nom et son crédit aurait promis de signer, comme garant solidaire, toutes les obligations de la société: du moment qu'il aurait droit au remboursement intégral de ce qu'il aurait payé, son apport se trouverait réduit à une simple avance de fonds, et même cette avance n'aurait pas lieu chaque fois que la dette serait payée directement sur le fonds social. Quelle serait d'ailleurs la part d'un tel associé dans les bénéfices ? Nous trouverons là une nouvelle objection à l'apport de crédit (v. n° 453).
Nous sommes donc d'avis que l'apport d'un associé ne peut consister dans son crédit seul, c'est-à-dire dans la confiance qu'il inspirerait aux tiers: cet apport manquerait d'un des caractères que doit avoir l'objet de toute convention, il ne serait pas suffisamment certain et déterminé. Il serait même permis de contester la parfaite moralité de cette stipulation d'un profit pour une sorte de prêt d'un nom: l'honorabilité civile, politique ou même commerciale d'un nom est un bien d'ordre moral qui ne peut s'échanger contre des biens pécuniaires: ce n'est pas une chose qui soit dans le commerce, " ni dont les particuliers aient la disposition" (voy. art. 325).
399. If. Voyons maintenant les moyens par lesquels s'effectue l'apport: il y en a deux: ou bien l'associé confère immédiatement à la société les droits qu'il doit lui apporter, ou bien il s'engage à les lui conférer ultérieurement.
S'il a promis la propriété ou la jouissance d'un corps certain, meuble ou immeuble, la seule convention a suffi à conférer le droit: s'il a promis une chose de quantité, comme de l'argent, le droit de propriété ne sera conféré que par la tradition ou par un autre mode de détermination (v. art. 351 et 352, 633, 641 et 642).
S'il s'agit de conférer à la société une créance contre un tiers, le droit passera de l'associé à la société par le seul consentement, mais il ne sera opposable au débiteur cédé et aux autres tiers que par la notification qui lui en sera faite (v. art. 367), comme le transport de propriété immobilière ne sera opposable aux tiers que par la transcription (v. art. 368 et s.).
Restent les apports de services et d'industrie. Evidemment, ils ne seront acquis à la société que par la prestation réelle et effective qui en sera faite: jusquelà, la société n'a qu'une créance contre l'associé, laquelle peut se résoudre en dommages-intérêts, s'il n'exécute pas sa promesse, ou même amener la dissolution de la société par voie de résolution, avec rétroactivité.
L'apport de services ou d'industrie présente un autre caractère plus exceptionnel, c'est qu'il est successif ou continu et, par conséquent, temporaire. Lorsque la société vient à cesser, soit parce que son objet est accompli, soit parce que sa durée est expirée, ou par toute autre cause, l'apport de service ou d'industrie cesse forcément et il ne peut, par sa nature, faire partie de la masse partageable. Y a-t-il lieu d'admettre au partage du fonds social fourni par les autres associés celui qui reprend déjà ses services et son industrie et peut les porter à une autre société ?
C'est là un point qui sera examiné et résolu, lorsque l'on parlera du partage après la dissolution de la société (v. art. 789).
Pour les lois qui admettent l'apport du crédit, ou, au moins, dont l'interprétation ne s'oppose pas à l'admission d'un tel apport, la question se présente, de même, de savoir comment sera traité dans le partage l'associé qui n'a apporté que son crédit, soit en signant des engagements sociaux, soit autrement. Nous l'examinerons sous l'article 789 (n° 453) et nous donnerons là de nouvelles raisons de ne pas admettre un tel apport.
400. Le 2e alinéa de notre article 765 porte que les apports des divers associés peuvent être inégaux en valeur et de natures différentes.
Cette proposition pourrait, à la rigueur, être sousentendue; mais elle n'est pas inutile à exprimer.
L' inégalité de valeur des apports motivera et même rendra obligatoire l'inégalité des droits aux bénéfices et au. partage du fonds social.
La diversité de nature des apports ne suffira pas à empêcher l'égalité des parts, sauf ce qui sera dit, par l'article 789, de l'apport d'industrie ou de services. Cette diversité sera d'ailleurs presque toujours nécessaire, surtout dans les sociétés civiles. Par exemple, si plusieurs personnes veulent fonder en société une exploitation agricole, il arrivera, le plus souvent, qu'une d'elles fournira le fonds destiné à la culture, une autre fournira des capitaux pour les premiers travaux de défrichement, d'amendement des terres, d'irrigation, etc., une autre enfin se chargera de la gérance.