Art. 661. — N° 142. Le Projet commence par le contrat de vente la série des contrats nommés et à titre onéreux. Ce n'est pas cependant que ce contrat ait été le premier pratiqué à l'origine des sociétés, mais il est, en tout pays, le plus naturel et le plus utile.
C'est certainement par l'échange que les hommes ont commencé leurs conventions intéressées: l'un cédait ce qui lui était inutile ou ce qu'il avait en quantité excédant ses besoins, pour acquérir de l'autre des objets qui lui manquaient et lui étaient nécessaires ou utiles.
Mais comme il était souvent difficile que chacun trouvât chez un autre, tout à la fois, l'abondance de ce qui lui manquait à lui-même et le besoin de ce qu'il avait en excédant, on sentit la nécessité d'avoir une ou plusieurs matières d'une utilité constante, commune, égale pour tous, qui pût ainsi, en tout temps et en tout lieu, devenir l'un des éléments de l'échange pour quiconque aurait cette matière à offrir comme contrevaleur de ce dont il avait besoin (a).
Les métaux le plus répandus dans la nature, le fer et le cuivre, étaient les premiers désignés pour cette fonction privilégiée de servir de contre-valeur à tous les autres produits de la nature et du travail ou aux services directs que l'homme peut demander à son semblable. En effet, le fer et le cuivre étant nécessaires autant pour la confection des instruments de travail que pour la fabrication des armes, il est clair que celui qui pouvait disposer d'une certaine quantité de ces métaux devait trouver aisément à l'échanger, soit contre des produits agricoles ou naturels, soit contre des matériaux ou des services.
L'argent et l'or ne durent pas tarder à obtenir le même rôle de contre-valeur dans l'échange; ils n'avaient cependant pas la même utilité, mais leur beauté inaltérable et leurs autres propriétés naturelles, aussi heureuses que variées, les appelaient à satisfaire à de nouveaux besoins nés pour l'homme des progrès de la civilisation: c'était un nouveau genre d'utilité que de pouvoir être façonnés en vases, en coupes, en parures, être associés aux tissus ou appliqués comme revêtement à des matières vulgaires, de façon à en changer complètement l'apparence, enfin, étre employés, sous les formes les plus variées, pour décorer les temples et les palais et orner les chevaux, les chars et les armes. Ces métaux, moins estimables que le fer pour les peuplades ou les tribus primitives, essentiellement guerrières ou agricoles, étaient devenus indispensables chez les nations arrivées aux arts par la paix et au luxe par la prospérité; ils devaient donc être admis avec plus de faveur encore comme éléments ou instruments d'échange.
Ce fut d'abord au poids que s'apprécièrent les métaux, vulgaires ou précieux, donnés en contre-échange, sous forme de lingots plus ou moins réguliers. Mais, avec le progrès des temps et le développement du commerce, on imagina, pour augmenter la sécurité et la facilité des transactions, de dovner à des fragments de métal une forme déterminée, revêtue d'une empreinte apposée par l'autorité publique et garantissant la nature, le poids et la pureté de la matière; on eut alors la monnaie, et le métal donné en échange d'une marchandise, au lieu de s'apprécier par le poids, s'apprécia désormais par le nombre des pièces (b); le contrat luimême prit le nom de vente et d'achat, suivant le rôle qu'y jouait chaque partie; le vendeur étant celui qui aliénait la marchandise et l'acheteur celui qui en donnait le prix en argent (c).
L'invention et l'usage de la monnaie n'ont cependant pas supprimé entièrement l'ancien échange ou troc direct: il reste pratiqué chaque fois que les parties veulent disposer, l'une en faveur de l'autre, d'objets qui sont à leur convenance respective, et si la valeur de l'un des objets excède celle de l'autre, l'inégalité est compensée en argent par une soulte (voy. Chapitre suivant).
143. L'importance du contrat de vente lui a toujours fait donner une place considérable dans les lois civiles des divers pays. Il en sera de même au Japon; cependant, comme on a eu soin de donner aux Contrats et Obligations, en général, des développements qui leur manquent dans d'autres Codes, ce contrat aura un peu moins d'étendue ici qu'on n'est habitué à lui en trouver, moins notamment que dans le Code français, où il atteint jusqu'à 119 articles (art. 1582 à 1701).
Il eût même été possible de réduire encore l'étendue de ce Chapitre, en laissant à l'interprétation judiciaire et à la doctrine le soin d'emprunter aux contrats innommés, formant la 11° Partie du Livre II', une foule de règles qui par leur généralité s'appliquent à la vente; mais on a songé que les particuliers qui voudront, en contractant une vente, se rendre compte de leurs droits et de leurs devoirs, les chercheront plutôt au Chapitre de la Vente que dans les Conventions en général, et qu'ils courraient risque de s'égarer, si la loi ne leur donnait une aide dont les magistrats et les légistes n'auraient pas le même besoin.
Les divisions sont naturelles et simples; ce sont celles qu'on a déjà employées pour plusieurs droits réels et qu'on retrouvera pour la plupart des contrats nommés: d'abord des règles générales sur la nature du contrat et sa formation; puis ses effets, à la charge et au profit de chaque partie; enfin, sa destruction par des causes accidentelles, car la vente, à la différence de plusieurs autres contrats, est destinée à produire des effets irrévocables et perpétuels.
Un Appendice traitera d'une vente spéciale appelée licitation.
144. Le premier article donne une définition de la vente. Elle diffère notablement de celle du Code français (art. 1582), laquelle, empruntée aux jurisconsultes d'une autre époque, est aujourd'hui incomplète, même si on la réunit à l'article 1583 qui annonce un des effets les plus considérables de la vente moderne.
D'après l'article 1582 seul, la vente ne serait que productive d'obligations des deux côtés, elle ne serait qu'un contrat bilatéral ou synallagmatique; or, dans le droit moderne, elle est translative de propriété, par elle-même, chaque fois qu'elle a pour objet une chose individuellement déterminée, un corps certain; il ne suffit donc pas de la présenter comme simplement productive d'obligations; et lorsqu'elle ne peut produire directement l'effet de transférer la propriété, comme s'appliquant à des choses de quantité, ce n'est pas une simple obligation“ de livrer” qu'elle engendre, comme dit le méme article 1582, c'est une obligation de transférer la propriété; par conséquent, le vendeur qui, dans ce cas, livrerait une chose ne lui appartenant pas n'aurait pas rempli son obligation; en effet, un autre article dira plus loin que “la vente de la chose d'autrui est nulle” (art. 1599).
C'est justement parce que, dans l'ancien droit français, imitant en cela le droit romain, la vente de la chose d'autrui n'était pas pulle, que l'on pouvait dire que le vendeur n'était obligé qu'à livrer, fût-ce une chose ne lui appartenant pas, sauf à indemniser l'acheteur de l'éviction, si elle avait lieu plus tard.
La définition de notre premier article répond aux deux effets que peut produire la vente: 1° elle transfère la propriété, par elle-même et sans tradition, s'il s'agit d'un corps certain, meuble ou immeuble, pourvu que le vendeur soit lui-même propriétaire (et il lui sera interdit plus loin de vendre la chose d'autrui); 2° elle oblige le vendeur à transférer la propriété, quand la chose vendue n'est déterminée que par l'espèce, la quantité et la qualité, et le vendeur ne doit pas livrer des choses ne lui appartenant pas (d).
145. Mais, par cela même que le Projet exprime que le vendeur ne peut se borner à une livraison ou tradition, quand l'acheteur a entendu acquérir un droit complet sur la chose vendue, il doit prévoir des cas où l'intention sera moins étendue; aussi le texte a-t-il soin d'indiquer que, du côté du vendeur, l'objet peut être autre qu'une translation de propriété: ce pourrait être seulement “un démembrement de la propriété", comme un droit d'usufruit, d'usage ou d'habitation, une servitude foncière.
La vente pourrait avoir aussi pour objet un droit de créance contre un tiers. Le texte ne le prévoit pas explicitement; mais on peut, à la rigueur, dire que celui qui vend une créance lui appartenant en transfère la propriété, en ce sens qu'il cède à l'acheteur le droit qu'il avait lui-même de disposer de la créance, en maître, c'est-à-dire de la faire valoir, de la détruire ou de la céder, à son tour.
146. Le contrat de vente n'est pas à titre gratuit, mais à titre onéreux: chaque partie y trouve une charge (onus), y fait un sacrifice (art. 319); la définition devait l'exprimer; c'est pourquoi il est ajouté que l'autre partie s'oblige à payer un prix, une contrevaleur, qui doit consister “en argent”, sans quoi on se trouverait dans le cas de l'échange, comme il a été expliqué en commençant. Comme l'argent est une chose de quantité, la propriété n'en peut être transférée que par la livraison, aussi n'y a-t-il qu'une obligation à la charge de l'acheteur, au moment de la formation du contrat. Cette obligation peut même, comme dit le texte, être mise à la charge d'un tiers.
Le prix doit être déterminé par le contrat, afin qu'il ne dépende pas du vendeur d'en exiger un plus fort, ni de l'acheteur d'en offrir un plus faible. Mais cette détermination comporte quelques équivalents qui ne peuvent prendre place dans la définition et qui seront indiqués plus loin.
147. Le 20 alinéa déclare que la vente ne trouvera pas ici toutes les règles qui lui sont applicables. On a déjà dit qu'elle était soumise aux règles générales des Contrats et Conventions établies au Livre II, 11° Partie. Il était nécessaire que le principe fût posé une fois pour toutes, afin d'éviter des redites et, surtout, afin qu'on ne crût pas que, parce que la loi aurait reproduit au sujet de la vente quelques-unes de ces règles générales, elle entendait, par là même, exclure indirectement les autres.
Ainsi, on devra appliquer à la vente:
1° Les conditions générales d'existence et de validité des conventions (art. 325 à 347) et, par suite, toute la théorie du consentement et de la capacité de contracter, avec la sanction des vices du consentement et de l'incapacité qui est l'action en nullité ou en rescision (art. 566 à 582);
2° La distinction entre les effets de la couvention entre les parties et ses effets à l'égard des tiers (art. 318 à 375);
3° L'interprétation des conventions (art. 376 à 380);
4° les effets des obligations, l'action directe et l'actiou en dommages-intérêts (art. 101 à 41-1);
5° Les diverses modalités des obligations: le terme, la condition, le caractère alternatif ou facultatif de l'objet, la divisibilité ou l'indivisibilité des obligations, la solidarité entre créanciers ou entre débiteurs, ou le caractère d'obligation simplement conjointe;
6" Les divers modes d'extinction des obligations, notamment le payement que doit l'acheteur;
7° Enfin, les preuves qui, devant former l'objet d'un Livre spécial, le V“, s'appliqueront à la vente comune aux autres contrats.
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(a) Cette idée, plutôt économique que juridique, se trouve ren. due très-heureusement par un des grands jurisconsultes romains, Paul, et l'on ne manque jamais de la citer, en France, dans les ouvrages de doctrine sur la vente. Nous croyons qu'on l'accueillera aussi favorablement au Japon, et comme les textes latins n'y sont pas faciles à trouver, nous donnons ici la traduction littérale de ce fragment qui est le 1er de la Vente, au Digeste (Livre Ier, titre 1er):
“L'origine de l'achat et de la vente a commencé par l'échange,
“car, autrefois, il n'y avait pas de monnaie et l'on ne disait pas
“qu'une chose (échangée] était la marchandise et l'autre le prix;
“mais chacun, suivant la nécessité des temps et des faits, échan.
“geait les choses inutiles contre les choses utiles, puisque, le plus
“souvent, il arrive que ce qui surabonde chez l'un manque chez
“l'autre; mais comme il ne se rencontrait pas toujours ni faci.
“lement que, tandis que tu avais ce que je désirais, j'eusse, de
“mon côté, ce que tu voulais recevoir, on choisit une matière
“dont l'estimation publique et permanente pût remédier aux dif.
“ficultés des échanges par l'équivalent de la quantité [fournie),
“et cette matière, frappée d'une empreinte publique, produisit son
“utilité [?] moins par sa substance même que par sa quantité, et,
“ dès lors, les valeurs ne s'appelèrent plus, toutes deux, marchan.
“dises, mais l'une d'elles fut appelée prix.”
(b) On sait qu'en Chine les payements se font encore en lingots d'argent, sans autre contrôle officiel que celui du titre, ce qui oblige à les peser chaque fois qu'on les reçoit, pour les évaluer en taels, d'une valeur d'environ un yen et quart ou de 6 francs.
(c) En français, le mot argent comprend souvent, par extension, l'or et le cuivre et même le papier d'Etat, de banque ou autre, faisant fonction de monnaie.
(d) Le Code italien n'a pas complètement corrigé le Code français: il substitue l'obligation de donner à celle de livrer (art. 1447); mais, si l'on ne complétait pas cette définition par l'article suivant, comme dans le Code français, par l'article 1583, on croirait toujours que la vente ne peut, par elle-même, transférer la propriété.