Art. 614. — 33. li' accession prend le nom spécial d'alluvion dans le cas du présent article.
L'alluvion est un accroissement, presque toujours insensible, des rives des fleuves et rivières; elle provient du transport des terres, sables et détritus que les eaux détachent des terrains qu'elles parcourent et du dépôt qui s'en fait sur les rives inférieures, à la faveur des tournants et autres causes qui modèrent le cours des eaux.
Il est naturel que la loi attribue l'alluvion au propriétaire riverain sur le terrain duquel elle s'est déposée, car il est impossible de la rendre aux propriétaires, inconnus et nombreux, dont les terrains ont été diminués par la force des eaux.
La loi ne pourrait non plus distinguer entre les cours d'eau; navigables et flottables et ceux qui ne le sont pas et attribùer l'alluvion à l'Etat, au département ou à la commune, pour les premiers cours d'eau, comme elle va le faire pour les îles (art. 617), parce que ces différents droits de propriété juxta-posés seraient une source continuelle de contestations. Enfin, l'attribution ' de l'alluvion aux riverains est pour eux une compensation éventuelle des dommages inverses que peuvent leur causer et que leur causent souvent les cours d'eau par leurs débordements.
Quand nous disons que "la loi attribue " l'alluvion aux riverains, ce n'est qu'une simplification de langage: nou,s n'entendons pas dire que nous soyons ici en présence d'une acquisition venant directement de la loi, ' comme on en rencontrera des cas dans le Chapitre VIII. L'alluvion est un cas particulier d'accession, de réunion d'une chose tout-à-fait accessoire et secondaire à une chose principale, et la loi sanctionne et consacre ici un phénomène naturel plutôt qu'elle ne crée un droit; l'acquisition est avant tout fondée sur la possession, car le propriétaire du sol possède de fait et d'intention cette augmentation de son fonds.
Le texte de notre article s'est gardé d'assigner à l'alluvion le caractère de formation insensible d'un attérissement sur les fonds riverains, quoique ce caractère lui soit donné par toutes les législations civiles, depuis celle des Romains qui qualifiait l'alluvion du nom d'accroissement latent au caché (incrementum latens).
Sans doute, l'alluvion ne se forme, en général, que lentement et insensiblement, peu à peu (paulatim), mais il n'est pas rare non plus qu'après de grandes crues des eaux, lorsque la fonte des neiges a été brusque dans des montagnes déboisées, les eaux, en rentrant dans leur lit, laissent sur leurs rives des terres d'alluvion en quantité considérable.
Si la loi ne reconnaissait à l'alluvion que le caractère d'accroissement latent ou insensible, à qui appartiendraient ces accroissements rapides, ces attérissements subits ? La question a souvent fait doute en France, à cause des limites où le texte s'est enfermé: elle ne se présentera pas dans le Projet japonais.
34. Il arrive souvent que l'alluvion se trouve déposée sur le front de plusieurs propriétés riveraines distinctes, ce qui suppose, ou que l'alluvion a une certaine étendue en longueur, ou que les propriétés riveraines sont étroites. Dans ce cas, chaque propriété profite en raison de sa longueur contigüe à la rivière et non en raison de son étendue totale ou superficiaire.
Mais l'exécution de cette disposition présente, dans l'application, des difficultés presque inextricables. Une foule de systèmes ont été imaginés, et aucun n'est pleinement satisfaisant, de l'aveu même de ceux qui les ont proposés: pour qu'un système fût à l'abri de la critique, il faudrait qu'il satisfît au moins à ces trois conditions: 1° donner à chaque riverain une part de l'alluvion proportionnelle à la longueur de sa contigüité au cours d'eau, 2° ne laisser aucune portion de l'alluvion sans attribution à un riverain, 3° conserver à chaque propriétaire sa qualité de riverain.
Le cas où ces trois conditions seraient le plus tacites à remplir est malheureusement celui qui, dans l'application, se rencontrera le plus rarement, c'est le cas où le cours d'eau suivra une ligne a peu près droite et où l'alluvion se trouvera déposée le long de la rive, dans une largeur à peu près égale. Mais nous disons que le cas sera rare, parce que, justement, si le cours d'eau suit une ligne droite, il n'y a pas d'obstacle à l'entraînement des terres et sables, lesquels n'iront s'arrêter que dans les tournants, et c'est là que les différents propriétaires des terrains riverains auront des prétentions difficiles à concilier, surtout si l'alluvion présente des configurations accidentées.
Pour résoudre la difficulté, le Projet contient une innovation qui n'a pas encore été proposée et que sa simplicité aurait dû, ce semble, suggérer aux auteurs qui ont traité ce sujet.
La loi fait une distinction entre le cas que nous avons présenté comme le plus rare et le plus simple et les autres cas plus fréquents mais plus compliqués, et elle les exprime en deux alinéas (le 2° et le se), d'une façon qui ne cesse pas d'être juridique, malgré l'emploi de deux termes géométriques.
35. fer Cas. Dans le premier cas, l'alluvion est parallne au cours d'eau, c'est-à-dire à son axe, ou elle, l'est à peu près (car il ne faut pas espérer trouver, en cette matière, un parallélisme parfait); alors, pour fixer la part de chaque riverain, il suffit de conduire, à travers les terrains d'alluvion, des lignes droites partant du point de jonction des propriétés et tombant perpendiculairement sur le cours de la rivière, et toute la partie de l'alluvion qui se trouvera entre chaque ligne appartiendra au propriétaire riverain qui lui fait face: il aura ainsi acquis " en raison de la largeur de sa pro" priété le long de la rive " (e), telle que celle-ci existait avant la formation de l'alluvion, et sans aucune recherche de l'étendue de son fonds en profondeur.
Cette solution est très équitable et on le reconnaît aisément, si l'on se reporte au motif qui fait admettre ici l'accession, à savoir: indemniser les riverains des dommages éventuels que peut leur causer la rivière; et ces dommages sont justement l'opposé de l'alluvion, c'est la destruction, l'enlèvement des rives, car souveut, ce que le fleuve a porté sur une rive, il l'avait enlevé sur la rive supérieure ou sur la rive opposée; or, plus un fonds a d'étendue en bordure de la rivière, plus aussi il est exposé aux ravages des eaux.
On pourrait prétendre que 'l'alluvion fait moins acquérir la propriété au riverain qu'elle ne lui rend l'usage du lit exhaussé; mais ce serait une erreur: d'abord, s'il s'agit d'alluvion sur un cours d'eau navigable, le riverain acquiert un droit qu'il n'avait pas sur le lit qui est propriété publique; si même il s'agit d'un cours d'eau non navigable, l'accession pourra se produire au-delà, de la moitié du cours d'eau et cependant la propriété des riverains sur le lit s'arrête au milieu du cours d'eau (v. n° 46).
36. IIe Cas..Le deuxième cas est celui où le cours d'ca'i ne suit pas une ligne droite dans la partie qui a reçu l'alluvion et où l'alluvion est elle-même accidentée, c'est-à-dire forme, soit avec l'axe du cours d'eau, soit avec les fonds riverains, des angles rentrants ou sortants. Nous avons dit que, dans ce cas, aucun des systèmes proposés n'est acceptable.
En effet, soit que l'on tire les lignes perpendiculaires au cours d'eau, à partir de l'ancienne limite des riverains, soit qu'on prolonge les lignes séparatives dans la direction qu'elles avaient déjà, on arrive à voir toutes ces lignes se croiser bizarrement sur le terrain d'alluViOll, et certains angles de l'alluvion, tantôt seront réclamés simultanément par deux riverains, tantôt se trouveront en dehors des lignes et sans prétendant légitime; en outre, dans le même cas, quelques riverains primitifs cesseront d'avoir accès jusqu'au cours d'eau, résultat devant lequel certains systèmes n'ont pas reculé, mais que nous croyons inacceptable, parce que l'alluvion qui est un bénéfice de la qualité de riverain ne doit pas faire perdre cette qualité.
Le Projet tranche la difficulté d'une façon qui pourra paraître hardie, parce qu'elle est neuve, mais qui ne nous en paraît pas moins la seule raisonnable: les riverains seront co-propriétaires indivis de toute cette partie de l'alluvion qui ne peut se diviser d'après le système du précédent alinéa. C'est d'ailleurs une situation plutôt avantageuse pour tous que nuisible, contrairement à l'effet ordinaire de l'indivision: le terrain d'alluvion, quand il aura conservé toute son étendue, sera plus facile à exploiter, en culture ou en plantations d'arbres, que quand il aura été morcelé.
Si, plus tard, cette indivision ne convient pas aux co-propriétaires, ils liciteront le tout: ils le vendront aux enchères, soit entre eux, soit à un acheteur étranger. Ils pourront aussi en faire entre eux un partage amiable, soit définitif, soit provisionnel, et leur intérêt sera pour eux un excellent guide (f).
Quant à la part que chacun devra avoir dans la copropriété comme dans les revenus, elle sera toujours proportionnelle à la largeur comparative des propriétés riveraines au bord de l'ancienne rive.
37. La dernière disposition de notre article appartient plus au droit administratif qu'au droit civil.
Lorsqu'un cours d'eau est navigable ou flottable (voy. art. 23-2° et T. Ier, n° 375), les riverains sont obligés de laisser entre leur fonds et la rive, un espace suffisant pour permettre le passage des hommes, et même des chevaux, nécessaires au halage, c'est-à-dire à la traction des bateaux ou trains de bois remontant le cours de l'eau. C'est l'administration qui détermine la largeur du chemin et son emplacement. Généralement, il n'est établi que d'un côté du cours d'eau. Il peut être tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, suivant les exigences du terrain; mais, quand l'administration fait passer le chemin d'un côté sur l'autre, elle ne doi t le faire, nécessairement, qu'aux endroits où il y a un pont ou un bac.
Le but du dernier alinéa de notre article est de dire que les riverains n'ont pas le droit de transporter le chemin de halage sur le terrain d'alluvion, pour s'approprier le sol de l'ancien chemin: le terrain d'alluvion est généralement bas et peu consistant, il est sujet à être couvert par les hautes eaux et il pourrait résulter de ce changement du chemin des obstacles à la navigation. Les riverains ne pourront non plus bâtir ou planter, ou faire sur le terrain d'alluvion des ouvrages quelconques qui, par leur hauteur, pourraient gêner le halage, c'est-à-dire arrêter les cordes au moyen desquelles les bateaux sont tirés.
Il faut remarquer ici que, bien que le chemin de halage ait le caractère de chemin public, comme le cours d'eau lui-même, ce n'est pas à lui qu'accède, qu'accroît l'alluvion: le domaine public ne possède pas l'alluvion, tandis que le propriétaire riverain, pouvant toujours traverser le chemin, a la libre possession de l'alluvion (2).
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(e) Les Romains disaient, dans les memes termes: pro modo latitudinis cujusque fundi quce prope ripam sit.
(f) Sur la copropriété indivise, sur ses avantages et ses inconvénicnts, sur le droit et les moyens d'en sortir, voir les articles 38 à 41 et le Commcntairc, Tome 1er, nos 68 à 70.
(2) Le Texte officiel a supprimé nos articles 614 à 620 et s'est borné à un renvoi à une loi spéciale encore à faire.
Nous maintenons ici nos propositions: elles pourront être utilisées, s'il y a lieu.