Art. 610. — 25. Cet article suppose la première présomption démentie par la preuve que le propriétaire a construit avec les matériaux d'autrui et il applique le second principe, celui de l'acquisition desdits matériaux sauf indemnité.
C'est ici qu'il faut justifier cette disposition qui peut étonner, au premier abord, comme contraire au principe du droit de propriété des meubles, lequel ne semble pas moins respectable que celui des immeubles.
Il ne faudrait pas croire que la loi est expliquée et justifiée quand on a dit que, si les matériaux ne peuvent être revendiqués par leur propriétaire, c'est parce qu'ils n'existent plus comme tels, c'est parce qu'ils sont devenus un bâtiment (a); sans doute, au premier aspect, il n'y ri plus de matériaux, mais on pourrait les faire reparaître, en démolissant l'édifice ou les ouvrages; or, la loi ne le permet pas, et c'est cette prohibition qui doit être justifiée.
Déjà le droit romain défendait l'action personnelle ad exhibendum qui aurait tendu à cette démolition, comme préliminaire de la revendication (voy. n° 20, note b); une loi de l'Empire renouvelant une prohibition déjà très ancienne (b), en donnait une raison assez singulière, à savoir qu'il ne fallait pas défigurer la ville par des ruines;" raison qui, prise à la lettre, ne se serait pas appliquée aux villages et campagnes, et pourtant la prohibition était générale. Il est plus naturel de croire que le législateur, aux deux époques, s'était préoccupé de l'intérêt général qui bénéficie r1e la multiplicité des constructions et qui souffre plus de la démolition d'une maison que le propriétaire des matériaux ne souffre de les perdre, sans sa volonté, il est vrai, mais contre une indemnité.
Ce qui prouve que l'aspect des villes n'était pour rien dans la prohibition de démolir les constructions et que l'intérêt des campagnes n'était pas moins considéré que celui des villes, c'est que l'ancienne loi des xii Tables défendait aussi bien, dans ce cas, de retirer des vignes les supports dérobés que les poutres ou les pierres des maisons.
C'est encore aujourd'hui par cette raison d'intérêt général, par la raison économique, que la même disposition des Codes modernes doit se justifier. Elle a pourtant été restreinte: on ne l'applique, nulle part sans doute, aux éclialas et aux supports des vignes, et notre Projet ne l'applique aux plantations qu'à la condition qu'elles aient un an de date (art. 611).
Notre article ne change pas la règle pour le possesseur de mauvaise foi, toujours par la raison économique, sauf le mode d'indemnité indiqué plus loin.
26. La loi a cru devoir dire que, par réciprocité, le propriétaire du fonds, ne pouvant être contraint à rendre les matériaux, ne pourra non plus contraindre leur ancien propriétaire à les reprendre, même en l'ini demnisant de leur dépréciation et de la privation temporaire qu'il en aurait subie. Cette solution aurait pu être suppléée sans texte, car elle est commandée autant par la logique que par l'équité: par la logique, car le propriétaire du sol est devenu propriétaire des matériaux; or, nul ne peut imposer la cession de ce qui luappartient; par l'équité, car la solution contraire eût mis l'ancien propriétaire des matériaux à la discrétion du propriétaire du fonds.
27. Reste le mode de règlement de l'indemnité. La loi a pu simplifier la disposition en renvoyant à l'article 405. Cet article, il est vrai, est écrit pour l'indemnité résultant de l'inexécution d'une convention, mais il y a identité de motifs pour l'appliquer au cas d'enrichissement indû qui est notre cas, quand il y a bonne foi du constructeur, et au cas de dommage injuste qui est le cas de mauvaise foi. Déjà l'article 390 s'était référé à la même disposition pour tous les dommages injustes, en général.
Le constructeur de bonne foi devra donc, outre la valeur vénale des matériaux employés, les dommagesintérêts qu'il aurait pu prévoir s'il avait été moins imprudent, et le constructeur de mauvaise foi devra les dommages-intérêts même imprévus, pourvu qu'ils soient une suite nécessaire et inévitable de son délit.
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(a) Il y a, à cet égard, un ancien axiome: "les choses éteintes ne peuvent être revendiquées " (rés extinctœ vindicari non possunt).
(b) Cette prohibition de démolir les édifices, sans nécessité absolue, notamment pour en restituer les matériaux, en tout ou en partie, à un ancien propriétaire, se trouvait déjà dans la loi des xn Tables, aux premiers temps de la République romaine.