Art. 602, 603 et 604.—N° 5. On a souvent soutenu que la propriété, à l'origine des sociétés, a commencé par l'occupation, même pour les immeubles.
Il est naturel d'admettre, en effet, que quand le sol de chaqne contrée était bien trop vaste, eu égard an peu de développement de la population, pour être entièrement mis en culture, chacun en pût librement occuper tout ce qu'il pouvait cultiver ou utiliser, et lorsqu'il l'avait plus ou moins clos et amélioré, il y avait là, pour lui, un titre légitime à le conserver, par préférence aux autres hommes qui avaient la même faculté que lui de s'approprier d'autres terres. Il ne fallait même pas envier au premier occupant la possession des terres meilleures, soit par leurs qualités, soit par leur emplacement, car les premières prises de possession, si elles étaient les plus avantageuses, correspondaient aussi aux plus grandes difficultés d'occupation et même aux plus grands dangers.
Mais, en admettant que ce fait d'occupation des terres ait trouvé une large application dans les temps primitifs, il est encore bien plus vraisemblable que les guerres de tribu à tribu et, plus tard, de peuple à peuple, ont détruit la plupart de ces droits de propriété: les terres conquises sont devenues le fruit de la victoire, les chefs victorieux les ont distribuées en partie à leurs soldats en conservant pour eux-mêmes les plus considérables et les plus riches. Cette cause d'acquisition, la guerre, est encore appelée “occupation"; mais, outre qu'elle est moins légitime que la précédente, elle ne devrait pas porter le même nom, car elle ne constitue plus “la prise de possession originaire de choses sans maître.”
6. Dans les sociétés civilisées et arrivées à un large développement de population, il n'est plus guère possible de supposer que des terres soient restées sans maître et puissent être acquises à un premier occupant.
En outre, la plupart des législations modernes ont une disposition qui attribue à l'Etat la propriété des immeubles qui n'ont pas de propriétaire particulier (comp. C. civ. fr., art. 539 et 717; Proj. jap., art. 26). Si donc une terre est tellement perdue dans les hautes montagnes ou rendue tellement rebelle à la culture par l'envahissement des eaux ou des sables que personne ne se la soit jamais appropriée, un premier occupant n'y pourrait acquérir aucun droit: il devrait en obtenir la cession de l'Etat. Il en serait de même d'un sol que le propriétaire aurait abandonné comme stérile ou ne produisant pas plus que le montant de l'impôt ou pas même autant.
7. Mais si l'occupation ne peut plus s'appliquer aux immeubles, bâtis ou non, elle peut encore s'exercer assez largement sur des objets mobiliers.
Trois conditions sont pour cela nécessaires: il faut 1° que celui qui prétend acquérir ait pris effectivement la possession matérielle de l'objet, avec l'intention de se l'approprier; 2° que la chose soit actuellement sans maître; 3° que les lois spéciales n'en interdisent pas on n'en restreignent pas l'acquisition.
Le texte de l'article 602 énonce formellement les deux premières de ces conditions; l'article 603 applique spécialement la seconde, dans un cas particulier; la troisième résulte de l'article 604. On les reprendra séparément.
8.-I. La possession que la loi exige n'est autre que la possession civile dont les deux éléments constitutifs, le fait et l'intention / corpus et animus) ont déjà été exposés (v. art. 193 et le Comment., T. Ie", p. 321 s., nos 252 s., et p. 346-347, no 279 s.). On remarquera d'ailleurs que, comme il ne s'agit pas ici de la possession d'une chose d'autrui, il ne peut pas être question de mauvaise foi, et comme il ne s'agit pas non plus de possession à l'effet de prescrire, on n'exige ni publicité, ni durée quelconque de la possession.
9-II Il faut, en second lieu, que la chose soit sans maître (rès nullius), soit qu'elle n'ait jamais été appropriée, soit que le maître auquel elle aurait déjà appartenu l'ait abandonnée.
Les principales choses sans maître sont les animaux sauvages vivant en liberté sur le sol, dans l'air ou dans les eaux, et ce n'est qu'à la condition qu'ils aient ce double caractère, d'être sauvages, en fait autant que par leur nature, et de vivre en liberté, qu'ils sont susceptibles d'être acquis par occupation, par la chasse ou la pêche (a). Il n'y aurait donc pas droit d'occupation pour celui qui, même de bonne foi, se serait emparé d'animaux de nature sauvage, mais apprivoisés et vivant en liberté, comme des pigeons d'origine sauvage qui se seraient fixés dans un colombier, mais auraient pris l'habitude d'aller et venir dans le voisinage: les voi. sins ne pourraient valablement les retenir; il en serait dle même d'un paon, d'un cerf, d'un daim, d'un sanglier apprivoisés, auxquels serait laissée la liberté d'aller et de venir (ire et redire), même dans un bois voisin: ce ne seraient plus des choses sans maître. Si même un animal de nature sauvage et resté tel, mais captif, était parvenu à s'échapper, il ne cesserait pas pour cela d'appartenir à son maître et le capteur n'en deviendrait pas propriétaire, tant que le maître aurait conservé l'intention de le reprendre et ferait des efforts à cet égard.
Mais quand l'animal réunit les deux conditions dont il s'agit, à savoir d'être sauvage et libre, il n'y a pas à distinguer si le capteur s'en est emparé sur son propre fonds ou sur le fonds d'autrui, ni, dans ce dernier cas, si c'est avec ou sans le consentement du propriétaire du fonds, ou même au mépris de sa défense: assurément, le capteur est en faute dans les deux derniers cas et il sera responsable, s'il a causé des dommages à la culture ou autrement; mais il n'en est pas moins propriétaire du gibier qu'il a pris, parce que, ce gibier étant toujours une "chose sans maître,” il n'en a dépouillé personne.
Cette décision, admise déjà dans le droit romain, l'est aussi dans la jurisprudence moderne. On n'a pas cru cependant devoir l'énoncer formellement dans le Projet, parce qu'il pourrait y avoir un certain danger, à proclamer dans la loi une sorte d'impunité pour un acte qui ne laisse pas que d'être repréhensible. Mais, en introduisant, dans l'article 603, une disposition contraire et prohibitive pour un cas exceptionnel, on a suffisamment reconnu l'existence de la règle.
L'exception est facile à justifier: lorsque le propriétaire d'un bois, parc ou autre terrain clos, y a introduit du gibier ou y entretient le gibier naturel par des soins particuliers, comme par de la nourriture, ou des abris et des plantations qui lui plaisent, entendant par là se ménager une chasse plus productive, il fait déjà, en quelque sorte, acte de maître sur le gibier et il ne diffère guère de celui qui a mis des poissons dans un étang ou dans un lac clos lui appartenant et les y nourrit ou les y soigne d'une façon quelconque.
Le texte réunit ainsi la chasse et la pêche dans le même article et il ajoute aux lacs et étangs privés et clos, les cours d'eau, également privés, traversant uue propriété close.
Dans ces cas, la loi ne va pas jusqu'à dire que le capteur étranger ne deviendrait pas propriétaire, parce que ce serait dire aussi que le gibier et le poisson appartiennent déjà au propriétaire du sol ou de l'eau, avant même qu'il les ait pris, ce qui serait contraire à la réalité, mais elle ordonne au capteur de les restituer en nature ou en équivalent. Or, on peut dire que lors même qu'il est devenu propriétaire, il doit réparer, par la restitution en nature, le dommage qu'il a causé.
10. Il ne faut évidemment pas confondre le cas prévu par l'article 603 avec celui de quelqu'un qui s'emparerait d'oiseaux ou d'autres animaux sauvages déjà pris et emprisonnés par autrui dans une cage ou palissade, ou qui prendrait des poissons déjà enfermés dans un réservoir ou placés dans le bassin d'un jardin: il y aurait alors soustraction de la chose d'autrui ou vol. La solution serait la même contre celui qui aurait frauduleusement vidé l'étang d'autrui et recueilli tout le poisson ou même cerné le gibier d'un parc et s'en serait emparé: dans ces cas, il n'y aurait plus pêche ou chasse, mais vol de la chose d'autrui.
Quant au poisson pèché en mer, en rivière ou même dans des eaux privées non closes, il appartient au capteur, comme le gibier pris hors du cas prévu à l'articles 603.
Les poissons ne sont pas les seules choses saus maître que l'on puisse tirer de la mer ou des rivières et acquérir par occupation. Il faut y ajouter, non seulement les crustacés et les coquillages, mais encore les herbes marines qui au Japon sont de variétés exceptionnelles, généralement comestibles pour l'homme, sans compter leur emploi agricole et industriel. On peut aussi prendre du sable et des cailloux au bord de la mer, quand il n'en doit pas résulter d'excavations nuisibles à l'usage du rivage; enfin, on peut valablement pécher le corail.
11.-III. La troisième condition pour qu'il y ait acquisition par occupation, c'est que des lois spéciales ne la prohibent pas. Or, il y a dans presque tous les pays, et déjà au Japon, des lois qui réglementent l'exercice du droit de chasse et de pêche, en le limitant, tout a la fuis, quant au temps, quast asr lieur et quant aux moyens. Ces mesures set prises dans l'igieret de la COLservatica da gibier et du poisson, c'est-à-dire dans un intéret public.
D'après ce qui a ete dit plus haut du gibier pris sans autorisation sur le fonds d'autrui, il faut decider ici que le chasseur ou le pécheur qui a pris da gibier ou du poisson, soit en temps prohibe, soit dans des lieux interdita, soit par des moyens defendus, n'en est pas moins propriétaire de ce qu'il a pris; mais, les memes lois ordonnant, en general, la contiscation du zibier et du poisson, en méme temps que des engins prohibes, la propriété acquise est, bientot après, perdue pour le coutrevenant ou le delinquant.
12. Le méme article 604 réserve aussi les dispusitions des lois speciales sur les épaves.
On nomme “épaves" les objets perdus dont le propriétaire est inconnu et parait ne pouvoir etre retrouvé (b).
Il y a des épaves martimes, fluviales et terrestres, suivant le lieu où les objets ont été troures.
Les épaves maritimes proviennent généralement de navires naufragés et brisés ou d'objets jetés à la mer pour alléger un navire en detresse. Quand ces objets ou ces débris de navires sont rejetés sur le rivage, c'est souvent après un long temps et à de grandes distances du lieu du sinistre, ce qui rend impossible la Ilécouverte du propriétaire. Si ces objets ne sont pas choses sans maitre, le résultat est à peu près le meme. Toutefois, il est bon que des lois spéciales règlent les suites de l'invention de ces objets. Généralement, en France, ils doivent être vendus publiquement et l'inventeur n'est admis à obtenir qu'une partie de la valeur; l'autre est attribuée à un fonds de secours pour les veuves de marins et leurs orphelins.
Les épaves fluviales proviennent ordinairement des inondations et débordements, lesquels entraînent des objets mobiliers qui se trouvent déposés sur les rives ou dans leur voisinage et qui, lorsqu'ils sont susceptibles de flotter, peuvent, comme les épaves maritimes, étre entraînés à de grandes distances, sans que les propriétaires puissent les recouvrer.
Les épaves terrestres sont les objets perdus sur les routes, dans les lieux publics et dans quelques autres circonstances que les lois peuvent prévoir.
Il ne faut pas s'étonner que, dans ces trois cas, la loi ne laisse pas à l'inventeur tout le produit de sa trouvaille: il y a une grande différence avec les cas de chasse, de pêche et autres analogues où il s'agit de choses n'appartenant vraiment à personne; ici, il y a un propriétaire, inconnu, il est vrai, mais cela suffit pour rendre l'inventeur moins intéressant; dès lors, la loi, ne pouvant rendre la chose à celui qui l'a perdue, eu affecte la valeur, au moins pour partie, à quelque emploi utile ou secourable (c).
13. Enfin, la loi mentionne ici les prises maritimes et le butin pris à la guerre.
Autrefois, les guerres étaient une véritable suspensiou de toutes les règles du droit international et même du droit naturel: les prisonniers étaient mis à mort ou reduits en esclavage; à plus forte raison, les vainqueurs se croyaient-ils le droit de s'approprier les biens des vaincus; les soldats étaient autorisés à s'emparer des objets mobiliers qu'ils pouvaient conserver sans nuire à leurs devoirs militaires. Aussi l'occupation recevait-elle là une nouvelle application: les choses de l'ennemi étaient considérées comme choses sans maître, idée fausse et odieuse que bien des siècles ont eu de la peine à détruire.
Aujourd'hui, les idées sont plus saines, la guerre même est soumise au droit des gens et, dans une certaine mesure, elle a des règles protectrices des vaincus. D'abord, les prisonniers sont rendus de part et d'autre après la paix. Quant aux biens, non seulement les soldats ne sont pas autorisés à s'approprier individuellement les objets appartenant à l'enuemi, mais les propriétés publiques et privées sont, en général, respectées par l'Etat victorieux, sauf les annexions de territoire et les indemnités de guerre qu'il impose au vaincu.
Cependant, aujourd'hui encore, le droit de la guerre permet quelques captures directes sur l'ennemi, ce sont ses navires, soit de guerre, soit de commerce, ses armes, munitions, engins de guerre, équipements, vivres, provisions de toutes sortes, dont la prise a moins pour but d'enrichir le capteur que d'affaiblir l'ennemi.
Au surplus, ce n'est guère que par égard pour l'aucienne théorie que ces cas d'acquisition sont mentionnés ici; en effet, comme on l'a déjà remarqué, on n'est plus dans les conditions de l'occupation proprement dite, puisque la chose n'est pas sans maître au moment où elle est prise; on pourrait peut-être même objecter que c'est moins le capteur lui-même qui acquiert individuellement, que l'Etat auquel appartient le capteur; mais, ici, l'objection ne porte plus, car on peut acquérir la possession par autrui, et tout soldat ou officier des armées de terre et de mer est considéré comme mandataire de l'Etat auquel il ap partient, comme gardien et défenseur de l'intérêt du pays.
14. En ce qui concerne les prises maritimes, il y a dans la plupart des pays d'Europe une législation spéciale qui attribue au capteur une portion de la valeur du navire capturé; mais c'est seulement quand le Gouvernement a autorisé des corsaires à "faire la course” contre les pavires de commerce ennemis: dans ce cas, la part qui revient au corsaire lui appartient moins par occupation que par la loi ou mème par la convention faite avec l'Etat (d).
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(a) En latin, on disait venatio pour la chasse des bêtes fauves, aucupatio, pour celle des oiseaux et piscatio pour la pêche des poissons
(b) On fait généralement venir le mot “i paves" du latin expa. l'escere, "s'effrayer,” parce que l'on employait primitivement le mot pour les animaux effrayés, égarés et perdus.
(c) Le nouveau Code pénal (art. 385) punit comme délit le fait l'avoir retenu sans déclaration aux autorités locales des objets paufragés ou perdus.
(d) La France, en 1836, dans le Traité de Paris qui a suivi la vuerre de Crimée, a déclaré qu'elle n'autoriserait plus les particuliers à "faire la course" pour elle: les navires de l'Etat en seront suws chargés. C'est un bon exemple que plusieurs nations ont suivi et qu'il est désirable de voir suivre par toutes les autres.