Art. 548. — 616. Cet article répond à la dernière condition requise par l'article 542 pour qu'il y ait compensation légale: il indique les cas où la compensation est défendue par la loi elle-même ou par les parties.
Bien entendu, il faut supposer remplies toutes les autres conditions de la compensation légale: autrement, il n'y aurait pas là d'exceptions à la règle; ainsi, notamment, les dettes ont pour objet des choses fongibles entre elles.
Chacun de ces cinq alinéas demande quelques explications (2).
1er al. Si utile que soit la compensation pour le règlement des rapports respectifs entre créanciers et débiteurs, on ne peut la considérer comme étant d'ordre public; les parties peuvent donc y renoncer d'avance; on verra plus loin qu'elles peuvent même renoncer au bénéfice d'une compensation déjà acquise, ce qui est plus difficile à justifier. Le Code français n'a pas énoncé cette 4e exception; mais on l'admet en jurisprudence. Le Code italien l'exprime formellement (art. 1289-40).
La renonciation anticipée à la compensation peut être non seulement expresse, mais encore tacite, comme l'a annoncé l'article 542. La loi nous donne ici des indications utiles sur la renonciation tacite. Comme application, on peut citer le cas où une personne aurait reçu des fonds avec mandat d'en faire un emploi déterminé, par exemple, de faire un payement à un tiers ou de faire une acquisition; si, ensuite, le mandataire devient créancier du mandant, il ne pourra retenir en compensation les sommes qui lui ont été confiées avec une destination spéciale: ce serait refuser l'exécution du mandat. Cette prétention serait encore moins soutenable, si le mandataire était déjà créancier du mandant au jour où il a accepté le mandat: il est clair qu'en acceptant le mandat, il a renoncé à la compensation.
Rappelons ici, dans le même sens, le cas, déjà cité, d'une vente de denrées cotées au marché local: le vendeur ne pourrait prétendre compenser celles-ci avec le prix, ni l'acheteur compenser le prix avec les denrées: d'abord, on n'est plus dans le cas limitatif de l'article 544; ensuite, une telle compensation serait contraire au but que se seraient proposé les parties; enfin, comme on l'a remarqué (n° 612), il serait ridicule que deux obligations nées du même contrat, ayant la même cause, se détruisissent l'une l'autre, au moment même où elles naissent.
2e al. En principe, la cause de chacune des dettes n'influe pas sur la compensation: les dettes nées des divers contrats, onéreux ou gratuits, peuvent se compenser les unes avec les autres; les dettes nées des délits ou quasi-délits se compensent avec celles nées des contrats ou de l'enrichissement indu; les dettes même nées de la loi se compensent avec celles nées des causes qui précèdent.
Mais il ne faudrait pas que le désir de compenser portât l'une des parties à commettre un délit.
Assurément, il y a des délits qu'un créancier menacé de n'être pas payé n'aurait aucun intérêt à commettre, notamment, les injures, menaces, voies de fait, qui, en le soumettant à des dommages-intérêts, détruiraient sa créance, en tout ou en partie, sans aucun profit pour lui. Mais, au contraire, il aurait intérêt à commettre une soustraction, un vol, au moins sans violences, pour compenser la dette née de ce délit avec la créance non payée. Souvent même, une personne qui serait incapable de commettre une soustraction du bien d'autrui, dans les circonstances ordinaires, n'aurait pas les mêmes scrupules de s'emparer d'une chose de son débiteur et de se payer ainsi de ses propres mains. En pareil cas, le premier devoir du délinquant sera de restituer la valeur qu'il s'est ainsi illégalement appropriée, lors même qu'elle consisterait en argent ou en une autre chose fongible avec sa créance, ou qu'ayant pris une chose non fongible, il l'aurait consommée ou aliénée, sans que le propriétaire pût la retrouver, ce qui le rendrait débiteur d'une somme d'argent.
C'est l'application d'un axiome latin déjà rencontré (T. Ier, n° 327): "le spolié doit, avant tout, être remis en possession " (h).
Ce principe peut recevoir une large application; notamment, à l'escroquerie et à l'abus de confiance. Ainsi, on doit considérer comme tombant sous l'application de cet alinéa, un dépositaire, un emprunteur à usage, un locataire qui aurait consommé ou aliéné de mauvaise foi les objets qui lui avaient été déposés, prêtés ou loués et dont il devrait la valeur à titre de dommagesintérêts, ne pouvant plus les restituer en nature. En effet, le danger signalé plus haut est le même que pour le vol proprement dit; il est même plus à craindre encore, car le débiteur, embarrassé de payer son créancier, n'oserait guère lui refuser un prêt à usage ou un louage, tandis qu'il pourrait se mettre à l'abri d'un vol.
Cette opinion n'est pas admise par tout le monde, en France; ceux qui la partagent l'ont compromise en la rattachant au 2e alinéa de l'article 1293, tandis qu'elle doit rentrer, comme ici, dans l'application du 1er alinéa de ce même article.
3e al. Le dépôt est encore une cause d'obligation qui met obstacle à la compensation. La loi n'a pas besoin de dire qu'il s'agit de choses fongibles car, si l'objet était non fongible, la compensation serait empêchée par cela seul que les corps certains ne sont pas compensables, soit entre eux, soit avec l'argent. Mais, si l'on suppose un dépôt d'argent que le dépositaire doit rendre en une pareille somme (dépôt dit "irrégulier"), l'obstacle n'est plus dans la nature de la chose due, mais dans la cause de la dette et, par suite, dans l'intention du-déposant légalement présumée: en effet, ce dépôt fait supposer, chez le déposant, une confiance absolue dans la loyauté du dépositaire; celui-ci manquerait à cette confiance, s'il entendait retenir le dépôt en payement de ce qui lui est dû, lors même qu'il n'aurait aucune chance d'être payé autrement.
Ce cas diffère du précédent, en ce que la possibilité de compensation ne viendrait pas d'un délit et, dès lors, il demandait une prohibition spéciale.
4e al. Ici, ce n'est plus tant la cause de la dette que son objet qui met obstacle à la compensation. On a vu, à l'article 30, qu'il y a des choses saisissables et d'autres qui sont insaisissables: les premières sont le gage des créanciers et, si celui auquel elles appartiennent ne remplit pas ses engagements, ses créanciers peuvent les saisir et les faire vendre, pour se payer sur le prix à en provenir. Les choses saisissables sont de beaucoup les plus nombreuses. Certaines choses ou certains droits sont déclarés insaisissables par la loi, dans un but de protection pour les propriétaires ou les titulaires.
Ici, au point de vue de la compensation, comme il faut toujours supposer des choses fongibles, il ne peut guère être question que des pensions ou rentes alimentaires payables en argent ou en denrées j si donc le débiteur de la pension se trouvait, de son côté, créancier du pensionnaire ou du rentier, il ne pourrait retenir la prestation échue, en payement de ce qui lui est dû; le motif en est facile à comprendre: une pareille retenue équivaudrait à un payement forcé, à une saisie, ce que justement ne comporte pas cette sorte de droit.
Le Code français (art. 1293-30) et le Code italien (art.1289-30) n'ont établi cette exception à la compensation que pour les créances d'aliments; le Projet la généralise pour tous les cas d'insaisissabilité. Ainsi, si une loi venait à défendre, au moins pour partie, la saisie des traitements, salaires ou gages dus entre particuliers, comme cela existe déjà pour les traitements des fonctionnaires publics, le débiteur desdits traitements ou salaires ne pourrait les retenir au delà de la portion saisissable, en compensation de ce qui lui serait dû par - le créancier.
5e al. Le dernier alinéa se trouvera expliqué avec l'article 550, tant pour la saisie-arrêt que pour la généralisation ici ajoutée.
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(3) Le présent article présente deux innovations: 1° on y a ajouté le 5e alinéa, tant pour annoncer la saisie-arrêt qui est reprise plus loin comme exception à la compensation que pour une généralisation qui ne figurait qu'au Commentaire, comme une solution doctrinale et à laquelle il paraît nécessaire de donner un caractère législatif; 2° l'ordre des alinéas a été changé, par le transfert du 4e alinéa au 1er rang, de façon à ce que le nouvel alinéa fasse mieux suite à ceux qui le précèdent; ce changement, fait au dernier moment, rendra peut-être inexact quelques renvois antérieurs au présent article; mais, comme il n'y a qu'un changement d'alinéa, l'erreur n'embarrassera personne.
Cette observation pourra s'appliquer à d'autres changements analogues, même dans le numérotage d'articles d'ailleurs voisins.
(h) Spoliatus anth omnia restituendus.