Art. 542. — 601. On pourrait croire, au premier abord, qu'il y a pléonasme, surabondance, à dire que la compensation légale “a lieu de plein droit.” Le Code français n'a pas eu, non plus, de scrapule à cet égard; il a même adopté une formule encore plus énergique: “de plein droit et par la seule force de la loi;” c'est parce qu'un effet de la loi n'a pas toujours et nécessairement cet avantage de se produire spontané. ment, de lui-même et par la seule force de la loi, sans le concours des tribunaux (d): on peut encore dire qu'un effet de droit est "légal,” lorsque les tribunaux doivent le prononcer et le sanctionner en vertu de la loi, sans aucun pouvoir discrétionnaire pour le retarder ou le inodifier; telles sont certaines nullités de mariage (voy. C. civ. fr., art. 184), les nullités de contrats pour vices de consentement ou pour incapacité (suprà, art. 340 et infrà, art. 566), la prescription qui doit toujours être invoquée en justice (c. civ.fr., art. 2223). Dans quelques cas, les juges, sans pouvoir modifier un effet légal, peuvent le retarder et, par là, donner à une partie le moyen de l'éviter; telle est la résolution pour inexécution des obligations (suprà, art. 441).
Mais c'est surtout en matière de procédure civile que l'on trouve des dispositions légales qui ne produisent pas leur effet de plein droit et doivent être invoquées par la partie intéressée et appliquées par le juge. Ainsi, la loi dit que "toute partie qui succombe sera condamnée aux dépens" (c. pr. civ. fr., art 130); mais, si celle qui a triomphé n'invoque pas cette disposition et ne conclut pas formellement à la condamnation de l'adversaire aux dépens, le tribunal ne pourra la prononcer sans s'exposer à la requête civile (ib., art. 480, 30 et 4°). De même, l'ordonnance d'exécution provisoire, nonobstant appel, est impérative pour le juge, dans les cas prévus à l'article 135 du même Code; mais elle doit être requise par la partie qui a gagné le procès. De même encore, la péremption d'instance a lieu par trois ans de discontinuité des poursuites par le demandeur; mais la péremption n'a pas lieu de plein droit et, si le défendeur ne l'invoque pas, le juge ne peut la prononcer d'office (ib., art. 397 et 399).
Dans ces cas même, si la partie avait invoqué la disposition de la loi et que le juge n'eût pas fait droit à ses conclusions, il aurait violé la loi: sa décision serait encore attaquable par la requête civile; mais, jusqu'au redressement du jugement, la partie intéressée n'au. rait pas le bénéfice de la loi.
602. Pour en revenir à la compensation, il y avait, pour la loi française, une raison particulière de s'expliquer sur le point qui nous occupe: en droit romain, même dans son dernier développement, la compensation était dite avoir lieu ipso jure, ce qui répond à vos expressions "de plein droit" et, cependant, elle devait être prononcée par le juge, mais en vertu de la loi. Le droit moderne ayant supprimé la nécessité de l'intervention du juge dans la compensation, on a cru devoir mettre plus en relief la forco de la loi.
De ce que le recours à la justice n'est pas décessaire pour que la compensation légale ait son effet, ce n'est pas à dire que ce recours ne puisse avoir lieu: les effets les plus virtuels de la loi peuvent toujours être contestés, sous le prétexte que leurs cas d'application de se rencontrent pas; mais, la justice, en statuant, ne fait que constater l'effet de la loi.
Du reste, il n'est pas nécessaire d'ajouter, comme le fait le Code français, que la compensation éteint les deux dettes “dès l'instant où elles se trouvent exister à la fois:"il est clair que la compensation entre deux dettes ne peut avoir lieu avant leur coexistence, et qu'ayant lieu d'elle-même et sans le fait du jage, elle ne peut non plus être postérieure à ladite coexistence, en supposant, bien entendu, quoique la loi ne le dise pas, que les deux dettes réunissent les qualités voulues; autrement, la compensation serait retardée jusque-là.
603. La compensation légale, s'opérant spontané. ment, virtuellement, a lieu “même à l'insu des parties;" à plus forte raison, n'est-il pas nécessaire qu'elle soit invoquée par elles. Cependant, en fait, le tribunal ne peut guère connaître l'existence de la compensation, si elle ne lui est signalée et mêine prouvée; mais, cette preuve une fois fournie, il doit rejeter la demande ou la réduire, comme éteinte ou diminuée par la force de la loi, et avec rétroactivité au jour où les deux dettes ont coexisté; en conséquence, les intérêts ont cessé d'être dus depuis le jour où la compensation s'est opérée.
On a douté que le juge pût déclarer la compensatiou d'office et sans qu'elle fût invoquée on opposée: on a prétendu qu'il n'avait pas plus ce droit que celui de suppléer d'office le moyen tiré de la prescription (comp. c. civ. fr., art. 2223); mais les raisons qui ont fait refuser au juge le droit de déclarer d'office la prescription ue se rencontrent nullement pour la compensation; la compensation doit se comparer au payement et non à la prescription: de même que si le juge découvrait, au cours du procès, dans les pièces produites, une quittance de payement dont le débiteur ne se serait pas prévalo, il aurait le droit et le devoir de déclarer le débiteur libéré, de même s'il découvre une cause de compensation légale, il doit déclarer opérée l'extinction totale ou partielle de la dette.
604. Pour que la compensation légale s'opère, le Code français n'exige que trois conditions; le Code italien en exige quatre; le présent Projet en exige cinq: c'est la première qui ne se trouve dans aucun de ces Codes. On va d'ailleurs les reprendre son mairement sous cet article, et chacune reparaîtra ensuite séparément dans les articles suivants, pour quelques dispositions particulières.
1° Il faut d'abord que les deux dettes soient "principales.” On dit quelquefois qu'elles doivent être "personnelles et principales;" mais il va de soi qu'elles doivent être personnelles, puisque la loi a commencé par supposer que "deux parties sont respectivement créancières et débitrices." Ainsi, on n'a pas besoin de dire qu'un débiteur ne peut opposer la compensation de sa dette avec ce que lui doit un proche parent du créancier, la femme ou le tuteur de celui-ci, ou toute autre personne avec laquelle le créancier est plus ou moins lié d'intérêts. La loi se prononcera d'ailleurs sur quelques unes de ces personnes, au sujet desquelles il aurait pu y avoir plus de doute.
Mais il faut encore que les deux dettes soient“principales;" ainsi, la compensation légale n'a pas lieu entre l'obligation "accessoire" d'une cantion et ce qui lui est dû d'autre part par le créancier de la dette cautionnée. Il pourrait seulement y avoir lieu à compensation, an moment où la caution serait poursuivie (voy, art. suiv.); mais alors la compensation ne serait plus légale: elle serait seulement facultative.
605. 2° Les dettes doivent être “fongibles;” non seulement fongibles en elles-mêmes, c'est-à-dire ayant des objets déterminés seulement quant au genre, à l'espèce, à la qualité et à la quantité, ce qui permet de donner indistinctement tous objets semblables (voy.art. 19), mais encore “fongibles entre elles," de telle sorte que l'une puisse être doppée en payement pour l'autre; ce qui autorisera chacune des parties à garder ce qn'elle doit, en payement de ce qui lui est dû. Ainsi, l'une des parties doit de l'argent, l'autre lui doit des bois ou des pierres; chacun de ces objets est fongible en lui-même, puisque ce ne sont pas des corps certains, mais des choses de quantité; mais chaque partie devra payer effectivement ce qu'elle doit: autrement, le but du contrat ne serait pas atteint; mais, si tous deux se doivent de l'argent, des bois ou des denrées, de même nature et qualité, ils n'ont plus d'intérêt au payement effectif: la compensation a lieu.
On verra plus loin une extension de la fongibilité.
606. 3° Les deux dettes doivent être “liquides," c'est-à-dire, d'après l'étymologie (liquet), claires, transparentes, comme il sera développé bientôt.
4° Elles doivent être "exigibles," puisque la compedsation opère comme un payement (vice solutionis): la loi va apporter un tempérament à cette condition.
5° Enfin, il ne faut pas que l'on se trouve dans l'an des cas où la compensation légale est exclue par la loi elle-même ou par la convention des parties.
Les exceptions apportées par la loi seront énoncées et motivées plus loin (art. 548).
Quant à l'exclusion de la compensation par les parties, elle peut être expresse ou tacite; dans ce dernier cas, elle sera appréciée par les tribunaux, d'après les circonstances. C'est encore une différence entre la compensation et la prescription à laquelle le débiteur ne peut renoncer d'avance (c. civ. fr., art. 2220). Il n'est pas douteux non plus que la partie au profit de laquelle s'est accomplie une compensation légale puisse y renoncer, soit expressément, soit tacitement, en négligeant de l'invoquer. Il y aura là, toutefois, une difficulté à résoudre sous l'un des articles suivants (art. 550).
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(d) Il faut reconnaître pourtant que les effets de la loi sont généralement spontanés et virtuels, sans le concours des tribunaux: tels sont: la tutelle légale, l'interdiction légale, la succession légale, la solidarité légale, la subrogation légale, la communauté légale et l'hypothèque légale.