Art. 405. — 305. L'expression dommages-intérêts a, en français, un sens complexe: elle répond à la double idée de perte éprouvée (damnum emergens) et de gain manqué (lucrum cessans); il est, en effet, aussi nuisible, en principe, au créancier, de perdre quelque chose des biens déjà acquis que de manquer à acquérir de nouveaux biens; cela est vrai surtout si ces profits étaient dans les prévisions du créancier; il y a toutefois cette différence entre les pertes éprouvées et les gains manqués que ceux-ci seront plus difficiles à prouver que celles-là, par la raison que les pertes sont un fait positif et les gains manqués un fait négatif; or, on a déjà eu occasion de signaler (ci-dess., p. 117 et T. 105, p. 531) la difficulté de prouver une végation. On a vu aussi (p. 166) que les créanciers qui peuvent attaquer, pour fraude à leurs droits, les actes par lesquels le débiteur diminue ses biens, ne pourraient le critiquer d'avoir manqué à acquérir, ni se substituer à lui pour acquérir à sa place.
Malgré la généralité du principe posé par le premier alinéa, il a fallu y apporter quelque tempérament: il est de la nature des dommages ou pertes de se développer progressivement: une perte en entraîne souvent une autre; de même, un gain réalisé en amènerait d'autres successivement et la cause qui le fait manquer fait aussi manquer les autres. La loi ne peut cependant suivre jusqu'au bout, ni même bien loin, cette succession de pertes éprouvées ou de gains manqués; elle est seulement plus sévère pour le débiteur de mauvaise foi que pour celui auquel il n'y a à imputer que sa négligence. Le débiteur qui n'a manqué à exécuter son engagement que par imprévoyance ne répond des pertes du créancier ou des gains par lui manqués que dans la mesure de ce qui était prévu ou à prévoir par les parties, lors de la convention. Cette prévision effective ou possible est considérée comme une convention tacite, au sujet des dommages-intérêts.
306. Une difficulté s'élève cependant, en France, sur l'article 1150 qui a la même disposition: faut-il que les parties aient prévu le montant de l'indemnité qu'entraînerait l'inexécution, ou seulement qu'elles aient prévu la cause ou la nature du dommage ? La première opinion est la plus généralement admise et c'est elle aussi qui protége davantage le débiteur; car, si l'on se contente que la cause du dommage ait été seule prévue, les suites pourront en être ruineuses pour le débiteur. Un exemple fera ressortir cette différence dans les résultats des deux systèmes. Le débiteur avait promis des marchandises qu'il savait destinées à être vendues par le stipulant; par sa faute, il n'a pu les livrer au temps convenu; dans l'intervalle du contrat au temps fixé pour l'exécution, la valeur desdites marchandises a doublé ou triplé, contre toutes les prévisions, même les plus favorables: dans l'opinion commune, le débiteur ne devrait que la valeur la plus haute que les parties ont pu raisonnablement prévoir; dans l'autre opinion (assez nouvelle en France), le débiteur, ayant connu le but du stipulant, qui était de revendre, a prévu la cause de la perte et en doit subir toutes les suites. Le Code français parait avoir adopté ce système rigoureux en matière de vente (art. 1633), où, supposant qu'un acheteur est évincé de la chose vendue, parce que le vendeur ne l'a pas rendu propriétaire, il lui fait rembourser, à titre de dommages-intérêts, toute la plus-value qu'a pu acquérir la chose, sans distinguer si cette plus-value a été ou non dans les prévisions des parties. Faut-il voir là une application du second système ? N'est-ce pas plutôt une exception au premier? La question sera longtemps encore discutée en France.
Quoi qu'il en soit, le Projet ne croit pas devoir consacrer le nouveau système, comme trop rigoureux pour le débiteur, et il suffit, pour l'écarter, de ne pas parler de la prévision des causes de pertes; le texte n'exige pas non plus la prévision du montant des pertes, ce serait enfermer les tribunaux dans des limites trop étroites; il semble préférable d'adopter une formule intermédiaire, qui, moins déterminée que les deux autres, permet aux tribunaux de concilier l'équité avec la modération.
307. Il y a plus de sévérité pour le débiteur qui n'a pas exécuté par dol ou mauvaise foi.
Il faut d'abord déterminer en quoi consiste ici le dol ou la mauvaise foi: le dol ne sera pas, comme dans le cas de l'article 333, un ensemble de manoeuvres tendant à induire en erreur la partie contractante, il est ici synonyme de la mauvaise foi, laquelle consistera, au point de vue qui nous occupe, à manquer volontairement à exécuter l'obligation, lorsqu'on en aurait la possibilité; il n'est même pas nécessaire que le débiteur ait eu, en n'exécutant pas, le but et l'intention de nuire, il suffit que le débiteur ait su qu'il nuisait; ainsi, le débiteur a promis des marchandises ou des travaux pour une époque déterminée; ensuite, il en trouve un meilleur prix près d'une autre personne et il lui donne la préférence: on dira, dans ce cas, que l'inexécution n'est pas seulement l'effet d'une faute, mais qu'elle provient du dol ou de la mauvaise foi, quoique le mobile du débiteur n'ait pas été la méchanceté, mais seulement la recherche d'un gain illicite.
La conséquence sera que le débiteur répondra non seulement du préjudice qui a pu être prévu par lui, lors de la convention ou même lors de l'inexécution, mais encore du préjudice qu'il ne lui était pas possible de prévoir; par exemple, le créancier avait, de son côté, pris des engagements auxquels il ne pouvait satisfaire que s'il avait obtenu lui-même ce qui lui était dû: le débiteur sera responsable des indemnités auquelles le créancier pourra être condamné envers son propre créancier.
308. Mais, dans ce cas même, la loi craint l'exagération de la responsabilité du débiteur de mauvaise foi: c'est là surtout qu'elle défend de rechercher la génération des dommages les uns par les autres; le Code français (art. 1151) ne permet au tribunal de tenir compte que de ce qui est "une suite immédiate et directe de l'inexécution;" le Code italien a la même disposition (art. 1229). Pour comprendre cette limite, on peut supposer que le débiteur qui avait promis des marchandises à livrer a manqué, de mauvaise foi, à l'exécution de sa promesse; il ignorait que le créancier avait fait lui-même un marché à livrer des mêmes marchandises: le prix ayant haussé, le créancier a été obligé de se pourvoir des mêmes marchandises au cours du jour et il a souffert une perte ou manqué à gagner; c'est là un dommage “imprévu” dont ne répondrait pas un débi. teur simplement négligent; mais comme ce dommage est une “suite immédiate et directe" de l'inexécution, le débiteur de manvaise foi en est tenu; au contraire, le créancier ne serait pas recevable à demander l'indemnité de dommages "médiats et indirects:" par exemple, n'ayant pu remplir son engagement envers un tiers, il a été condamné, lui-inême, à une forte indemnité: il ne pourra se la faire rembourser par son débiteur de mauvaise foi, parce que ce dommage n'est pas la suite immédiate et directe de l'inexécution de la première obligation, mais de l'inexécution de la seconde; il ne pourrait, non plus, en alléguant la plus-value des marchandises et les bénéfices qu'il en aurait pu réaliser, se faire tenir compte des bénéfices ultérieurs et successifs qui en auraient pu être la suite.
Cette limitation des dommages-intérêts, même au cas de mauvaise foi du débiteur, se justifie de deux manières: d'abord, lorsque les dommages ne résultent pas directement de l'inexécution, ils n'en sont pas la conséquence certaine: il est à craindre que le créancier, abusant de la situation peu intéressante du débiteur, n'attribue à l'inexécution des dommages ou des pertes de profits qui, en réalité, n'ont pas cette cause; en second lieu, le créancier pouvait ou est présumé avoir pu éviter les dommages-intérêts, en se pourvoyant autrement pour remplir lui-même les engagements qu'il avait contractés.
309. C'est à raison de ce double motif de la limitation de la responsabilité du débiteur de mauvaise foi que le Projet a changé légèrement l'expression du Code français: au lieu de rechercher ce qui est “une suite immédiate et directe de l'inexécution,” les tribunaux rechercheront ce qui en est "une suite inévitable.”
La différence n'est pas seulement dans les mots, mais elle est aussi dans les choses: la question de savoir si tel dommage ou telle privation de gain est une suite immédiate et directe de l'inexécution est une question de métaphysique, antant et plus que de droit; certainement, elle n'est pas une question de fait; elle peut donc créer de sérieux embarras pour les tribunaux, comme cela se voit en France; au contraire, c'est une simple question de fait et de circonstances que de savoir si le créancier pouvait, par quelque mesure prévoyante ou habile, prévenir telle ou telle suite de l'inexécution de la promesse qui lui a été faite.
Une autre conséquence naturelle de ce changement de texte, et elle est grave, c'est que les tribunaux n'auront plus à rechercher si telle perte ou telle privation de gain est une suite immédiate ou médiate, directe ou indirecte, de l'inexécution: il leur suffira de rechercher si le créancier pouvait ou non l'éviter (b).
L'innovation du Projet aura encore une conséquence très-importante dans le règlement des dommages-intérêts, au cas de bonne foi ou de simple faute du débiteur. Dans le système français, on peut trouver des cas où la position du débiteur de bonne foi sera moins avantageuse que celle du débiteur de mauvaise foi: si l'on suppose que des dommages ou des privations de gains ont été prévues ou ont pu l'être, comme suite médiate ou indirecte de l'inexécution, le débiteur de bonne foi en est tenu, comme les ayant prévus et en ayant éventuellement accepté la responsabilité; tandis que le débiteur de mauvaise foi qui ne les aurait pas prévus n'en serait pas tenu. Avec la nouvelle formule, le débiteur de bonne foi ne devra réparer que les dommages “inévitables" qu'il a prévus, parce qu'il a toujours pu espérer aussi que le créancier ferait tout ce qui dépendrait de lui pour prévenir et limiter les dommages.
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(b) Un ancien auteur françnis que les rédacteurs du Code ont constamment suivi dans la matière des Obligations, Pothier, distinguait si les dommages éprouvés “étaient une suite nécessaire de l'inexécution ou pouvaient avoir une autre cause;" c'était la même idée que celle proposée dans ce Projet.