Art. 355. — 138. La loi présente ici ce qu'on nomme ordinairement la " théorie des risques," laquelle se trouve aussi réglée dans l'article 1138 du Code français, mêlée et confondue, mal à propos, dans la grande innovation, déjà expliquée, du transfert de la propriété par le seul consentement.
La théorie des risques se trouve d'ailleurs bien simplifiée aujourd'hui par cette innovation même: du moment que la propriété est transférée par le seul effet du consentement, il est naturel que les pertes, comme les augmentations dont la chose peut être l'objet, soient au détriment comme au profit de celui à qui elle appartient. Beaucoup de personnes semblent même voir là une conséquence du seul droit de propriété et elles sont portées à croire que si le stipulant n'était resté que créancier, comme autrefois, s'il n'avait eu qu'un droit personnel, les risques seraient restés au promettant; mais c'est là une erreur certaine.
D'abord, en droit romain et dans l'ancien droit français, où la propriété n'était transférée que par la tradition, les risques étaient à la charge du stipulant, resté simple créanuier, tout comme ils sont aujourd'hui à la charge du stipulant devenu propriétaire.
En outre, la raison de droit et celle de justice voulaient qu'il en fût ainsi.
139. En droit, lorsque le contrat n'avait produit qu'une obligation, celui-ci n'en avait pas moins un objet déterminé qui avait sa destinée, bonne ou mauvaise, qui pouvait se détériorer ou s'améliorer, périr en entier ou doubler, tripler de valeur; le débiteur avait toujours rempli son obligation de faire la tradition, en livrant l'objet dans l'état où il était, lorsque d'ailleurs les détériorations n'étaient pas imputables à sa négligence; réciproquement, si la chose avait augmenté de valeur, il eût été insoutenable qu'il pût en retrancher une partie ou se faire tenir compte en argent du montant de la plus-value.
Il semblerait toutefois qu'il y eût plus de doute quand la chose avait péri en entier; on concevait bien encore que le débiteur fût libéré par cette perte, dès qu'elle n'était point de son fait; mais, s'il avait droit à un avantage réciproque, parce que la convention était synallagmatique, on pouvait comprendre moins facilement qu'il le conservât: par exemple, qu'un vendeur pût exiger le prix d'une chose qu'il n'avait pu livrer et dont il n'avait pu transférer la propriété; on aurait été porté à dire qu'il recevait son prix sans cause. Mais il faut bien remarquer que le contrat, une fois formé, avait produit deux obligations distinctes quoique réciproques: l'une avait bien été la cause de l'autre, mais elles étaient désormais indépendantes; l'une pouvait se trouver éteinte par l'impossibilité de l'exécuter, l'autre pouvait subsister, si un pareil obstacle n'existait pas; or, un corps certain peut périr; au contraire, l'argent dû, chose de genre, ne périt pas (généra non pereunt). Voilà pour la raison de droit.
La raison de justice ou d'équité est encore plus évidente: si la chose avait doublé, triplé de valeur, dans l'intervalle de la convention à la livraison, ce qui n'est ni impossible ni sans exemple, le profit, assurément, en eût été pour le créancier, il était donc juste que, par compensation, le même créancier subît la perte fortuite.
140. Aujourd'hui, ces considérations ne sont plus nécessaires; il y a une raison plus simple et plus directe pour que les profits et les pertes soient pour le stipulant: il est propriétaire; c'est aujourd'hui seulement qu'on peut dire avec vérité ce qui était déjà un axiome autrefois, mais souvent mal appliqué: " la chose périt pour le propriétaire (res périt domino)."
Cependant, l'axiome cesserait d'être vrai, même aujourd'hui, si, dans une vente pure et simple, comme contrat, il avait été convenu que la propriété resterait au vendeur jusqu'à la tradition de la chose, comme cela avait lieu, de droit et sans stipulation, chez les Romains et dans l'ancienne jurisprudence française: dans ce cas, les risques ne seraient pas moins pour l'acheteur, quoiqu'il ne fût pas encore propriétaire.
On pourrait objecter que la tradition ne jouant pas ici le rôle d'un terme, lequel est incompatible avec le droit de propriété (n° 55): constitue une condition suspensive; or, on verra que, dans le cas d'obligation sous condition suspensive, les risques de la chose due sont supportés par celui qui la doit sous cette condition (voy. art. 4-39); il semblerait donc que, dans notre hypothèse, la chose devrait périr pour le débiteur resté propriétaire.
Mais, ici, la condition n'affecte pas la vente elle-même, ni les droits personnels réciproques qu'elle a eu surtout pour but de créer: elle n'affecte que le droit réel qui en doit résulter. La chose venant donc à périr par cas fortuit, avant la tradition, le vendeur serait libéré; mais l'acheteur ne le serait pas: il devrait toujours payer le prix, sauf la preuve d'une intention contraire des parties (voy. art. 376).
141. Il est permis de mettre les risques et périls à la charge du promettant (comp. c. civ. fr., art. 1302, 2e al.), ce qui donne à la convention un caractère aléatoire: le promettant est alors une sorte d'assureur contre les cas fortuits et la force majeure; en pareil cas, sans doute, ses avantages seront augmentés. L'utilité de cette clause de la convention est d'éviter les contestations sur la responsabilité qui pourrait être imputable au promettant.
142. La loi réserve, ici encore, le cas où la convention serait affectée d'une condition suspensive: en pareil cas, le droit réel du stipulant n'étant pas né par l'effet de la convention seule et ne devant naître qu'avec l'accomplissement de la condition, la chose ne peut périr pour lui; il en eût été de même si la convention n'avait produit qu'une créance conditionnelle, comme autrefois. On reviendra sur ce point, en son lieu; on y examinera aussi une difficulté particulière du risque, au cas de simple détérioration ou de perte partielle (voy. art. 439 et 440).
143. Le deuxième alinéa apporte une autre exception à la règle qui met la chose aux risques du stipulant, c'est le cas où la chose a péri ou s'est détériorée, même par cas fortuit ou force majeure, après que le promettant a été en retard (en demeure) de faire la tradition.
Mais encore faut-il, pour que les risques retombent alors sur ce dernier, que son retard soit la cause de la perte, c'est-à-dire, qu'elle n'ait pas dû arriver si la chose avait été livrée; ainsi, un meuble a été vendu, la livraison aurait dû être faite, et l'objet a péri dans l'incendie de la maison du vendeur; comme, sans doute, la maison de l'acheteur n'a pas brûlé, il est clair que la faute de vendeur est indirectement cause de la perte de la chose; si, au contraire, on suppose la vente d'une maison et qu'elle ait brûlé par le feu du ciel ou par la communication inévitable d'un grand incendie, comme elle n'aurait pas moins brûlé si elle eût été livrée, les risques restent à la charge de l'acheteur.
Cette disposition, incomplète dans l'article 1138 du Code français, se trouve complétée par l'article 1302, 2e al. (comp. Proj., art. 563).