351. La convention de donner, à titre onéreux ou gratuit, une chose individuellement déterminée [un corps certain], soit mobilière soit immobilière, transfère la propriété au stipulant, immédiatement et indépendamment de la tradition due; sans préjudice de ce qui sera ultérieurement statué au sujet de la condition suspensive dont la convention peut être affectée.
352. La convention de donner des choses fungibles ou appréciées au poids, au nombre ou à la mesure, oblige le promettant à transférer au stipulant la propriété des choses promises, dans la nature, la qualité et la quantité convenues; dans ce cas, la propriété sera transférée par la tradition ou par une détermination faite contradictoirement entre les parties.
Le Projet consacre ici un des progrès du droit les plus considérables dans les temps modernes. Dans toutes les législations primitives, on voit toujours que la propriété ne passe d'une personne à une autre que par un acte extérieur, plus ou moins matériel, destiné non seulement à bien démontrer la volonté des parties, mais aussi à frapper les yeux de tous et à donner ainsi une sorte de publicité au changement de propriétaire.
Il en était ainsi notamment chez les Romains: la propriété ne se transférait que par la tradition on délivrance de la chose à l'acquéreur; quelquefois même, notamment pour les immeubles d'Italie, il fallait une véritable cérémonie, une solennité(mancipatio), accomplie en présence de cinq témoins, avec des paroles consacrées; l'acquéreur, en prononçant ces paroles, tenait un symbole de la chose, une tuile pour une maison, une glèbe ou morceau de terre, pour un champ.
Plus tard, les formalités se simplifièrent, on admit que la prise de possession se fit fictivement et en quelque sorte par les yeux (oculis); par exemple, lorsqu'il s'agissait d'un vaste domaine, il suffisait que le vendeur le montrât à l'acheteur d'un lieu élevé. On admettait aussi une tradition de brève main (brevi manu), lorsque l'acheteur possédait déjà la chose à titre précaire, par exemple, comme locataire, usufruitier, dépositaire, emprunteur à usage; dans ces cas. la rigueur des principes aurait exigé que l'acheteur restituât d'abord la chose en vertu de son obligation antérieure et la reçut ensuite à titre d'acheteur; mais, pour simplifier l'opération, au lieu d'une double tradition, on n'en faisait aucune.
On admit encore une autre tradition fictive ou abrégée, lorsque le vendeur désirait garder la chose pendant un certain temps, sans pourtant retarder la translation de propriété: il était censé livré la chose à l'acheteur en vertu du contrat de vente, et la recevoir de celui-ci à titre de prêt ou de dépôt, ou de louage ou de mandat, cette convention prenait le nom de constitut possessoire(a): Tant que la tradition réelle ou feinte n'était pas effectuée, le vendeur ou le donateur restait propriétaire de la chose; en conséquence, ses créanciers pouvaient la saisir comme ses autres biens; s'il la vendait et la livrait à un autre, celui-ci était propriétaire et le premier acheteur ou donataire n'avait qu'une action personnelle en indemnité.
L'ancien droit coutumier français adopta le droit romain sur ce point. Le principe fut toujours que la tradition seule opérait la translation de la propriété: mais la tradition fictive fut encore plus fréquemment appliquée: l'usage s'établit d'insérer dans les actes destinés à transférer la propriété une clause expresse par laquelle le vendeur ou le donateur déclarait se dessaisir de la possession et en saisir l'acquéreur; cette clause, dite de dessaisine-saisine, était devenue de style dans les actes notariés et on la trouvait, le plus souvent aussi, dans les actes sons seing-privé.
Dans certaines coutumes du nord de la France, on adopta pour le dessaisissement de la possession, appliqué aux immeuble, d'abord une sorte d'investiture ou nantissement donnée par le seigneur ou par ses officiers; plus tard, on remplaça l'investiture par une déclaration devant un officier de justice, avec une mention sur des registres publics, dite insinuation; on appelait pays de nantissement les provinces où cette forme de transmission de la possession, et, par suite, de la propriété, était observée.
C'est dans ces coutumes que fut puisé, avec quelques modifications, le système moderne de la transmission de la propriété, tant mobilière qu'immobilière. Il apparaît d'abord dans une loi célèbre du 11 brumaire an VII (1er nov. 1798), reproduite en grande partie dans le Code civil.
D'après ce nouveau système, la propriété se transfère par le seul consentement, pour les immeubles, comme pour les meubles; la raison ne fait aucun obstacle à ce qu'un droit réel soit constitué par la seule volonté, comme un droit personnel. Mais comme le droit réel est. de sa nature, opposable à toute personne, aux tiers, comme aux contractants eux-mêmes. il est nécessaire de donner des garanties générales contre les surprises qui résulteraient de mutations secrètes ou difficiles à connaître. Ainsi, il ne faudrait pas que des créanciers- d'un vendeur fussent exposés à le considérer comme étant encore propriétaire quand il a déjà aliéné, ni qu'un second acheteur fût exposé à donner un prix pour une chose qui est déjà aliénée à un autre. On a remédié à ce danger, au moyen d'une publicité sérieuse donnée aux mutations de propriété et aux autres constitutions de droits réels sur les immeubles, par la transcription et Vinscription sur des registres publics que lés intéressés peuvent consulter et dont ils peuvent obtenir des extraits. Ce système de publicité, très-bien organisé en l'an VII, s'était trouvé altéré dans le Code civil; il a été rétabli et complété depuis, par une loi spéciale (23 mars 1855).
Aujourd'hui, on dit, généralement, que “ la propriété des immeubles se trànsfère entre les parties par le seul consentement et à l'égard des tiers par la transcription cette formule n'est pas tout à fait exacte, mais elle est consacrée; on peut l'admettre provisoirement et pour simplifier cette théorie difficile; elle sera redressée, ci-après, quand le moment sera venu de traiter de l'effet des conventions à l'égard des tiers.
Le présent article est déjà plus absolu que la formule précédente: il déclare que la propriété est transférée par le seul consentement, au moins quand il s'agit d'un corps certain; un peu plus loin, on trouvera les garanties données aux tiers, tant au sujet des meubles qu'au sujet des immeubles.
C'est dans l'article 1138 du Code français que se trouve posé le nouveau principe que la propriété se transfère sans tradition: malheureusement, la rédaction en est très-défectueuse et si l'on ne connaissait pas les précédents historiques de la loi, on pourrait douter que l'innovation soit si considérable; il y a plus de précision dans l'article 938, au sujet de la donation et dans l'article 1583, au sujet de la vente. Le Code italien est très-formel dans le sens de l'innovation qui nous occupe (art. 1125); seulement il néglige, comme le Code français, de la limiter au cas où il s'agit d'un corps certain.
Il est évident pourtant que si le contrat a pour objet la translation de propriété d'une chose déterminée seulement par la quantité (au poids, au nombre ou à la mesure), la propriété n'en peut être transférée par le seul consentement; la nature des chose s'y oppose: comment l'acheteur ou le donataire pourrait-il revendiquer, comme siennes, des choses qui sont en quantité indéfinie dans le monde et dont le vendeur ou le donateur possède peut-être lui-même une énorme quantité? Il est clair que le stipulant ne peut être que créancier: il a droit d'être rendu propriétaire, mais cet effet ne sera produit que quand la chose aura passé du genre ou de l'espèce à l'individu, ce qui pourra se faire, soit par la livraison même, soit par une détermination conventionnelle qui en fera un corps certain; par exemple, on marquera les sacs de riz, ou les ballots de soie on de papier; ce sera alors comme si, à l'origine, la convention avait porté sur des objets individuellement déterminés.
La loi réserve, en terminant l'article 351, le cas où la convention serait affectée d'une condition suspensive: ce n'est pas pour dire que dans ce cas, la tradition soit nécessaire à la translation de la propriété, mais pour faire comprendre que le seul consentement ne suffit pas et qu'il faut encore que la condition, que l'événement prévu soit accompli. Si la condition était résolutoire, la propriété serait transférée immédiatement, sauf à être résolue par l'évênement. Ces deux conditions seront étudiées ultérieurement.
La loi ne réserve le cas d'un tenue fixé pour la translation de propriété, comme elle a réservé celui d'une condition suspensive. C'est qu'en effet, il n'est pas compatible avec la nature du droit de propriété d'être affecté d'un tenue ou délai, soit d'un terme à partir duquel la propriété commence à appartenir au cessionnaire (terme a quo), soit d'un terme à l'expiration duquel la propriété doive le quitter pour revenir au cédant (terme ad quem).
Il a déjà été remarqué, sous l'article 49, au sujet de l'usufruit qui comporte le tenue autant que la condition, que la propriété ne peut ainsi être limitée quant au temps: une pareille modalité est incompatible avec la nature de ce droit; en effet, si le propriétaire à temps ou à terme (ad tempus) pourait disposer valablement, comme un propriétaire ordinaire, la limite do son droit serait dérisoire; si, contraire, il ne pouvait disposer, par respect pour cette limite, il n'aurait pas l'avantage qui caractérise essentiellement la propriété (comp. tome 1er, p. 88.). Il est étrange qu'en France beaucoup d'auteurs mettent le terme sur la même ligne que la condition, en matière de translation do propriété, sans paraître, au moins, se préoccuper de la difficulté.
La loi veut que la détermination soit faite contradictoirement, c'est-à-dire que le choix ne soit pas laissé au gré unique de l'une des parties. C'est là qu'il faut observer la bonne foi, comme il a été dit plus haut, et que le promettant ne peut imposer les choses les plus inférieures, ni le stipulant exiger les meilleures.
Il y a encore une grande utilité à ce que la détermination des choses soit faite contradictoirement, c'est que, la propriété étant transférée à partir de ce moment, les choses sont aux risques du propriétaire; c'est-à dire que si elles périssent par cas fortuit ou force majeure, la perte est pour celui-ci, ainsi qu'il sera établi plus loin.
Il va sans dire que, pour que la propriété des choses fungibles soit transférée par la tradition ou la détermination, il faut que les choses livrées ou choisies et marquées (déterminées) appartiennent au promettant, comme lorsqu'il s'agit d'un corps certain; car on ne peut transférer un droit qu'on n'a pas. Du reste, cette condition sera facilement suppléée par la prescription quand il s'agira d'objets mobiliers.
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(a) La tradition de brève main et le constitut possessoire sont encore admis aujourd'hui comme moyens de livraison (voy. ci-dess. art. 208); mais ils ne sont plus nécessaires pour opérer la translation de la propriété.