Art. 351. — 124. Le Projet consacre ici un des progrès du droit les plus considérables dans les temps modernes. Dans toutes les législations primitives, on voit toujours que la propriété ne passe d'une personne à une autre que par un acte extérieur, plus ou moins matériel, destiné, non seulement à bien démontrer la volonté des parties, mais aussi à frapper les yeux de tous et à donner ainsi une sorte de publicité au changement de propriétaire.
Il en était ainsi chez les Romains, notamment: la propriété ne se transférait que par la tradition ou délivrance de la chose à l'acquéreur; quelquefois même, par exemple, pour les immeubles d'Italie, il fallait une véritable cérémonie, une solennité, accomplie en présence de cinq témoins, avec des paroles consacrées: l'acquéreur, en prononçant ces paroles, prenait à la main un symbole de la chose, une tuile, pour une maison, ne glèbe ou morceau de terre, pour un champ (a).
Plus tard, les formalités se simplifèrent: on admit que la prise de possession se fit fictivement et, en quel. que sorte, par les yeux (oculis); par exemple, lorsqu'il s'agissait d'un vaste domaine, il suffisait que le vendeur le montrât à l'acheteur d'un lieu élevé: c'était la tradition dite "de longue main” (longâ manu). On admettait aussi une tradition dite "de brève main” (brevi manu), lorsque l'acheteur possédait déjà la chose à titre précaire, par exemple, comme locataire, usufruitier, dépositaire, emprunteur à usage; dans ces cas, la rigueur des principes aurait exigé que l'acheteur restituât d'abord la chose, en vertu de son obligation antérieure, et la reçût ensuite à titre d'acheteur; mais, pour simplifier l'opération, au lieu d'une double tradition, on n'en faisait aucune (voy. T. 1er, p. 366).
On admit encore une autre tradition fictive ou abrégée, lorsque le vendeur désirait garder la chose pendant un certain temps, sans pourtant retarder la translation de propriété: il était censé livrer la chose à l'acheteur, en vertu du contrat de vente, et la recevoir de celui-ci à titre de prêt ou de dépôt, de louage ou de mandat; cette convention prenait le nom de constitut possessoire (b).
Tant que la tradition réelle ou feinte n'était pas effectuée, le vendeur ou le donateur restait propriétaire de la chose; en conséquence, ses créanciers pouvaient la saisir, comme ses autres biens; s'il la revendait et la livrait à un autre, celui-ci était propriétaire et le premier acheteur ou donataire n'avait qu'une action personnelle en indemnité.
125. L'ancien droit coutumier français adopta le droit romain sur ce point. Le principe fut toujours que la tradition seule opérait la translation de la propriété; mais la tradition fictive fut encore plus fréquemment appliquée: l'usage même s'établit d'insérer dans les actes destinés à transférer la propriété une clause expresse par laquelle le vendeur ou le donateur déclarait se dessaisir de la possession et en saisir l'acquéreur; cette clause, dite de dessaisine-saisine, était devenue de style dans les actes notariés et on la trouvait, le plus souvent aussi, dans les actes sous seing-privé.
Dans certaines coutumes du nord de la France, on adopta pour le dessaisissement de la possession, appliqué aux immeubles, d'abord une sorte d'investiture ou nantissement, donnée par le seigneur ou par ses officiers; plus tard, on remplaça l'investiture par une déclaration devant un officier de justice, avec une mention sur des registres publics, dite insinuation; on appelait pays de nantissement les provinces où cette forme de transmission de la possession, et, par suite, de la propriété, était observée.
126. C'est dans ces coutumes que fut puisé, avec quelques modifications, le système français moderne de la transmission de la propriété, tant mobilière qu'immobilière. Il apparaît d'abord dans une loi célèbre, du 11 brumaire, an VII (1er nov. 1798), reproduite, en grande partie, dans le Code civil (*).
D'après ce nouveau système, la propriété se tranfère par le seul consentement, pour les immeubles comme pour les meubles; la raison ne fait aucun obstacle à ce qu'un droit réel soit constitué par la seule volonté, comme un droit personnel. Mais comme le droit réel est, de sa nature, opposable à toute personne, aux tiers comme aux contractants eux-mêmes, il est nécessaire de donner des garanties générales contre les surprises qui résulteraient de mutations secrètes ou difficiles à connaître. Ainsi, il ne faudrait pas que des créanciers d'un vendeur fussent exposés à le considérer comme étant encore propriétaire quand il a déjà aliéné, ni qu'un second acheteur fût exposé à donner un prix pour une chose qui est déjà aliénée à un autre. On a remédié à ce danger, au moyen d'une publicité sérieuse donnée aux mutations de propriété et aux autres constitutions de droits réels sur les immeubles, par la transcription et l'inscription sur des registres publics que les intéressés peuvent consulter et dont ils peuvent obtenir des extraits. Ce système de publicité, très-bien organisé en l'an VII, s'était trouvé altéré dans le Code civil; il a été rétabli et complété depuis, par une loi spéciale du 23 mars 1855.
127. Aujourd'hui, on dit, généralement, que “la “propriété des immeubles se transfère entre les parties “ par le seul consentement et à l'égard des tiers par la “ transcription,” cette formule n'est pas sans grave objection, mais elle est consacrée; on peut l'admettre provisoirement et pour simplifier cette théorie difficile; mais elle sera redressée, ci-après (p. 220), quand le moment sera venu de traiter de l'effet des conventions à l'égard des tiers (c).
Le présent article s'abstient donc de la formule précédente: il déclare, d'une façon absolue, que la propriété est transférée par le seul consentement, au moins quand il s'agit d'un corps certain; un peu plus loin, on trouvera les garanties données aux tiers, tant au sujet des meubles qu'au sujet des immeubles.
128. La loi réserve, en terminant l'article 351, le cas où la convention serait affectée d'une condition suspensive; ce n'est pas pour dire que, dans ce cas, la tradition soit nécessaire à la translation de la propriété, mais pour faire comprendre que le seul consentement ne suffit pas et qu'il faut encore que la condition, que l'événement prévu soit accompli. Si la condition était résolutoire, la propriété serait transférée immédiatement, sauf à être résolue par l'événement. Ces deux conditions, déjà rencontrées, chemin faisant, seront étudiées ultérieusement dans leur entier (v. art. 428 et s.).
La loi ne réserve pas le cas d'un terme fixé pour la translation de propriété, comme elle a réservé celui d'une condition suspensive. C'est qu'en effet, il n'est pas compatible avec la nature du droit de propriété d'être affecté d'un terme ou délai, soit d'un terme à partir duquel la propriété commence à appartenir au cessionnaire (terme a quo), soit d'un terme à l'expiration duquel la propriété doive le quitter pour revenir au cédant (terme ad quem).
Il a déjà été remarqué, sous l'article 31 et sous l'article 49 (v. T. Ier. pp. 82 et 114), au sujet de l'usufruit qui comporte le terme autant que la condition, que la propriété ne peut ainsi être limitée quant au temps: une pareille modalité est, disons-nous, incompatible avec la nature de ce droit; en effet, si le propriétaire à temps ou à terme (ad tempus) pouvait disposer valablement, comme un propriétaire ordinaire, la limite de son droit serait dérisoire; si, contraire, il ne pouvait pas disposer, par respect pour cette limite, il n'aurait pas l'avantage qui caractérise essentiellement la propriété. Il est étrange qu'en France beaucoup d'auteurs mettent le terme sur la même ligne que la condition, en matière de translation de propriété, sans même paraître, se préoccuper de la difficulté (*).
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(a) De là, le nom de mancipatio, de manus, main, et capere, prendre.
(b) La tradition de brève main et le constitut possessoire sont admis dans le Projet comme moyens de livraison (voy. ci-dess. art. 203); mais ils ne sont plus nécessaires pour opérer la translation de la propriété.
(*) Le calendrier de la 1ro République française n'étant pas bien connu au Japon, on en donne ici l'analyse.
Un décret de la Convention nationale (du 5 octobre 1793) créa une Ere nouvelle qui fut reportée à la fondation de la République, au 22 Septembre 1792; c'était, en même temps, l'équinoxe d'automne.
L'année civile était divisée en 12 mois égaux, de 30 jours, plus 4 jours dits complémentaires (5 jours, pour les années bissextiles), placés à la fin de l'année.
Les mois étaient divisés en trois périodes de 10 jours, appelées décades.
Les trois mois de chaque saison portaient le nom du phénomène naturel avec lequel ils se recontraient le plus ordinairement. Ceux d'au. tomne se nommaient: Tendémiaire (des vendanges), Brumaire (des brumes), Frimaire (des frimas); ceux d'hiver: Nivôse (des neiges), Pluviôse (des pluies), l'entôse (des vents); ceux de printemps: Germinal (de la germination), Floréal (des fleurs), Prairial (des prairies); enfin, ceux d'été: Messidor (des moissons), Thermidor (des chaleurs), Fruc. tidor (des fruits).
Les 4 ou 5 jours complémentaires étaient placés entre le 16 et le 22 Septembre.
Ce calendrier resta officiellement en vigueur jusqu'au 10 Nivôse, an XIV (31 décembre 1805), époque à laquelle le 1er Empire rétablit le calendrier chrétien, dit Grégorien (du pape Grégoire XIII qui l'avait rectifié, en 1582).
Beaucoup de loi importantes, encore applicables aujourd'hui ou utiles à consulter, portent une date de l'Ere républicaine: on la leur laisse dans les Recueils et dans les citations. La loi du 11 brumaire, an VII (1er nov. 1798), est de ce nombre.
(c) Cette singulière, idée d'une transmission relative et non absolue de la propriété, se trouve énoncée dans l'article 1583 du Code français, d'après lequel "la vente est parfaite entre les parties et la propriété est transférée "à l'acheteur à l'égard du vendeur"...... par le seul consenteinent.
(*) Voir aux Additions (p. 862), une difficulté, à ce sujet, et sa solution.