Art. 331. — 65. Il ne s'agit plus ici de l'erreur " sur le corps même de la chose," cas de l'article 330, 1er alinéa, mais de l'erreur sur ses qualités, laquelle, en fait, sera plus fréquente que la première.
Le Projet a cherché à être plus précis et plus complet que le Code français qui, dans une trop courte disposition de l'article 1110, ne distingue pas assez nettement les diverses erreurs dont la chose peut être l'objet. Le Projet reproduit ici les solutions les plus sûres qui se sont produites dans la doctrine et qui répondent, tout à la fois, à la raison et à l'utilité pratique.
L'idée qui domine est celle-ci: pour que le consentement et, par suite, le contrat, soit vicié par l'erreur, il faut que l'erreur ait porté sur une qualité de la chose qui a, dans une certaine mesure, joué le rôle de cause dans la convention: autrement, ce ne serait plus qu'une erreur sur le motif, et il a été établi qu'elle doit être sans influence sur la validité de la convention. Mais il ne faut pas non plus supposer que cette qualité était la causé unique et seule déterminante de la convention: autrement, la convention serait radicalement nulle. Il faut donc supposer, avec le texte, que la qualité sur laquelle l'erreur a porté était d'une importance suffisante pour contribuer à déterminer la convention, mais sans la déterminer seule; c'était, comme dit encore le texte, " une des qualités principales " que les parties recherchaient dans la convention.
66. Le Code français appelle ces qualités: la sul stance de la chose; mais le mot rî est pas sans înconvenients: à proprement parler, la substance d'une chose, c'est la matière qui la constitue (h); ainsi, c'est par la substance surtout que diffèrent profondément les métaux, les minéraux, les végétaux, et c'est par elle que, parmi eux, on sous-distingue les objets d'or, d'argent, de cuivre, de fer, de plomb; la pierre, le marbre; les divers bois, les diverses matières textiles, etc.
Assurément, l'erreur d'une des parties sur la substance de l'objet du contrat, peut être grave; mais c'est à la condition que cette substance a été prise en grande considération par la partie; or, le contraire peut souvent arriver et il serait mauvais qu'elle pût, par caprice et à la faveur d'une erreur de peu d'importance, se soustraire à la convention; en sens inverse, il y a d'autres qualités des choses, des qualités non-substantielles, qui peuvent avoir été considérées comme déterminantes dans le contrat et au sujet desquelles il serait fâcheux de laisser l'erreur sans remède.
Le Projet a donc présenté autrement que son modèle les règles de cette matière: on recherchera si les qualités sur lesquelles l'erreur d'une des parties a porté étaient, dans une certaine mesure, déterminantes de son consentement: elles sont alors dites principales, et, le consentement se trouvant vicié, la convention est annulable; si ces qualités n'ont eu qu'une importance secondaire pour la partie induite en erreur, la convention sera maintenue; sauf indemnité, si l'erreur provenait du dol ou de la faute de l'autre partie (9).
67. Le Projet n'a cependant pas ôté tout intérêt, dans le cas d'erreur, à distinguer les qualités substantielles de celles qui ne le sont pas, et, de cette façon, il se rattache aux traditions courantes: les qualités substantielles sont présumées principales et déterminantes pour les parties, sauf la preuve d'une intention différente; la présomption est inverse pour les qualités nonsubstantielles: elles sont présumées secondaires et de peu d'importance pour les parties, sauf aussi la preuve contraire.
Dans l'application du Code français, la jurisprudence, cherche à arriver au même résultat par une autre interprétation de l'intention des parties: on ne dit pas que les qualités substantielles des choses sont présumées principales et déterminantes pour les parties; on dit, au contraire, que les qualités déterminantes sont substantielles, ce qui a l'inconvénient de dénaturer le sens du mot substance. Dans ce système, on est amené à appeler substantielles les qualités purement abstraites et métaphysiques dont parle le dernier alinéa du présent article, ce qui est évidemment abusif; tandis qu'il est très naturel de considérer comme principales et déterminantes l'ancienneté d'une chose, son histoire, sa provenance régionale, l'usage auquel elle est propre ou destinée.
68. Une dernière observation reste à faire. Puisque, dans les deux systèmes, on reconnaît qu'il y a des qualités substantielles et d'autres qui ne le sont pas même en restant dans l'ordre des qualités physiques et matérielles des choses, il faut chercher le signe distinctif des unes et des autres.
Sans doute, comme on l'a dit déjà, la substance des métaux n'est pas la même que celle des autres minéraux; sans doute aussi, chaque métal, chaque minéral, chaque végétal, a sa substance propre; on peut même dire que la substance de l'acier n'est pas la même que celle du fer; mais il y a encore bien des qualités différentes, soit de fer, soit d'acier; dans les matières textiles, non seulement il y en a de végétales et d'animales, mais, en outre, la soie diffère profondément de la laine et le coton du chanvre; ces différences sont substantielles, assurément; mais il y a de même des différences entre les soies, entre les laines, entre les cotons, suivant leurs diverses provenances; on peut dire encore que ces différences sont substantielles; enfin, il y a, entre ces mêmes substances, des différences de solidité ou d'éclat qui proviennent du mode de fabrication; ces différences ne sont pas substantielles, pas plus que les degrés de résistance, soit du fer, soit de l'acier.
Parmi les animaux, la différence entre le bœuf et le cheval n'est pas seulement dans la forme et dans la force musculaire, elle est dans la substance même de tout l'être; parmi les chevaux même, entre le cheval japonais, le cheval anglais et le cheval arabe, la différence, dite de race, est substantielle; mais entre deux chevaux japonais ou deux chevaux anglais il n'y a plus que des différences individuelles, de force, d'agilité, d'élégance, lesquelles assurément ne sont pas substantielles.
Tout le monde peut être d'accord sur ces solutions; mais, ce qu'il faut, c'est un principe dirigeant, une formule applicable à tous les cas. La meilleure (ui ait été proposée, en France, est celle ci: chaque fois que, dans les objets de même espèce, une qualité est absolue, toujours identique dans les objets de même espèce et non susceptible de degrés, elle est SUBSTANTIELLE; lorsqu'au contraire, la qualité est relative, lorsqu'elle varie avec les objets individuels, lorsqu'elle est "susceptible de plus ou de moins," elle est NON-SUBSTANTIELLE. On peut ajouter que les qualités substantielles font, en général, donner aux choses un nom particulier qui les distingue des autres, tandis que les qualités non-subscantielles ne leur font guère donner qu'une qualification adjective.
69. On terminera toutes ces dispositions concernant l'erreur à ses divers degrés, par une observation importante. Soit que l'erreur, suivant son objet et sa gravité, entraîne la nullité radicale du contrat ou le rende simplement annulable, elle peut être et elle sera souvent imputable à la négligence de celui qui l'a commise. On verra, dans l'article 333; le cas où elle est l'effet du dol de l'autre partie; mais, quand elle est spontanée et résulte, dans une certaine mesure, de la faute de celui qui s'est trompé, il est naturel et juste qu'il indemnise l'autre partie: celle-ci, en effet, se voit privée des avantages d'une convention qu'elle a pu considérer comme stable et certaine, et elle peut avoir ainsi perdu l'opportunité de faire une pareille convention avec une autre personne. La réciproque pourrait avoir lieu, il pourrait y avoir eu faute, même sans dol, de la partie contre laquelle la nullité pour erreur est demandée: notamment, si, proposant un contrat par correspondance, elle n'a pas suffisamment désigné les qualités de l'objet proposé. Les tribunaux auront donc à rechercher si l'erreur est imputable à une faute ou à des circonstances toutes fortuites, et, s'il y a eu faute ou imprévoyance, de quel côté elle a eu lieu. Ils pourraient alors, si l'imprudence vient du demandeur en nullité, le soumettre à une indemnité pour le dommage causé à l'autre partie, et même, si la faute est très lourde et que le dommage de la nullité doive être très considérable, la refuser absolument; car il vaut mieux ne pas causer un dommage que d'avoir à le réparer.
Remarquons enfin que, pour l'erreur sur les qualités de l'objet, il y a moins encore que pour les autres erreurs, à faire de différence entre les parties: notamment, en cas d'aliénation, entre la partie qui aliène et celle qui acquiert, et, en cas d'obligation de faire ou de ne pas faire, entre celle qui promet et celle qui stipule.
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(9) Le Texte officiel est revenu aux expressions du Code français: qualités substantielles ou non substantielles; nous le regrettons; mais il a au moins maintenu la distinction relative à l'intention des parties.
(h) Du latin: quod stat sub modis, " ce qui est sous la forme," la nature intime de la chose.