Art. 1481. — N° 352. On a eu déjà bien des occasions de faire allusion à cette disposition, empruntée au droit français (v. art. 2279), suivie presque dans toutes les législations modernes et dont nous n'avons pas craint de dire qu'elle consacre une " prescription instantanée."
Il y a pourtant de bons esprits que cette expression ne satisfait pas, parce qu'ils prétendent que la prescription ne peut être qu'un effet du temps et que, précisément, cet élément fait défaut. Mais cette prétendue nécessité d'un laps de temps n'est pas démontrée. C'est la possession qui est le véritable fondement de la prescription dite " acquisitive." Sans doute, pour les immeubles, les lois, dès l'origine, ont sagement exigé que cette possession fût de longue durée; mais, pour les meubles, elles ont commencé par se contenter d'une possession annale; puis on a compris que, pour protéger les propriétaires négligents, on sacrifiait la sécurité des transactions les plus loyales et les plus prudentes, et l'on est arrivé, d'abord dans les coutumes et dans la jurisprudence, ensuite dans les lois modernes, à n'exiger que la seule possession, avec certaines qualités intrinsèques et initiales, sans aucune condition consécutive de durée.
La question du nom et du caractère de ce bénéfice de la loi n'est pas purement théorique, ou, au moins, elle ne devrait pas l'être, si les adversaires de l'idée de prescription instantanée étaient fermes et logiques dans leur doctrine.
Ainsi, pour nous qui voyons ici une présomption d'acquisition, comme dans toute prescription, celle-ci ne court pas entre époux (c. civ. fr., art. 2253; Proj. jap. art. 1470), elle ne court pas non plus au profit de l'administrateur contre celui pour lequel il administre (ib., art. 1471); mais, dans ces cas, que décideront nos adversaires ?
Nous n'avons pas vu qu'ils se soient préoccupés de la question.
Si la raison et l'équité les amènent à sauvegarder les droits du propriétaire d'un meuble contre la possession de son conjoint ou de son tuteur ou administrateur, ils n'échapperont pas au reproche d'arbitraire, car ils n'ont plus pour eux aucun texte.
On pourra encore leur demander pourquoi cette déchéance du droit de revendiquer les meubles se trouve placée dans la matière de la prescription, si elle n'en a pas la nature.
Enfin nous leur demanderons comment ils peuvent résoudre, sans le principe de la prescription, toutes les questions que nous posons ci-après et qui ne présentent aucune difficulté si nous sommes en présence d'une prescription pour laquelle le temps seul n'est pas nécessaire.
353. Si le Projet emprunte son principe au Code français/ il se garde bien d'en adopter la formule, quelque célèbre et consacrée qu'elle soit: "en fait de meubles la possession vaut titre."
En effet, de quelle possession s'agit-il ici ? Et quel titre vaut-elle ?
Est-ce la possession naturelle, la simple détention (nuda detentio) qui vaut titre ?
Est-ce la possession précaire, où l'on reconnaît le droit d'un autre ?
Est-ce enfin la possession civile, réunissant la détention matérielle (corpus) à l'intention d'avoir à soi (animus sibi habendi) ?
C'est de cette dernière seule, évidemment, que la loi française a entendu parler, et si l'on ne voyait pas ici une prescription, on pourrait, sinon hésiter à donner la même solution, au moins avoir quelque peine à la justifier.
Et cette possession doit-elle être fondée sur une juste cause ou un juste titre, ou peut-elle être sans titre ?
Doit-elle être de bonne foi, ou la mauvaise foi y estelle indifférente ?
Notre texte nous dit qu'elle doit avoir les deux qualités qui, en matière immobilière, font réduire de moitié le délai requis pour prescrire: la possession doit avoir été acquise par un juste titre et de bonne foi.
Nous pensons que c'est ainsi qu'il faut entendre la possession visée par l'article 2279 du Code français.
Mais alors, on peut se demander: quel titre Il vaut" cette possession ?
Il ne reste plus qu'un sens possible: la possession à juste titre vaut un titre parfait, c'est-à-dire vaut un titre émané du vrai propriétaire.
En vérité, on peut dire que la loi française semble avoir voulu parler à la manière équivoque des oracles !
Le Projet ne vise pas à de si savantes obscurités: il exprime ces deux conditions de la possession, nécessaires et suffisantes ici: le juste titre et la bonne foi; il n'exige aucun délai, sauf les deux exceptions concernant le conjoint et l'administrateur du propriétaire (v. art. 1470 et 1471), et c'est parce qu'aucun temps de possession n'est requis que la définition de la prescription, où l'on a fait figurer la condition de temps, réserve la prescription de notre article (v. art. 1426j.
Enfin, on a tenu à consacrer définitivement l'expression de ' prescription instantanée" dont le principe, depuis plusieurs années déjà, a été accepté sans difficulté par la jurisprudence japonaise.
354. Il faut maintenant justifier cette énorme faveur attachée à la possession des meubles qui la dispense de toute condition de durée pour produire le bénéfice de la prescription.
Remarquons d'abord que la loi ne statue ici que pour les meubles " corporels c'est l'article 1486 qui réglera la prescription acquisitive des meubles incorporels.
Or, c'est un fait observé en tous pays, au Japon comme en Europe, que les meubles corporels se cèdent, changent de maître, avec une grande célérité, sans qu'il soit demandé ni qu'il puisse être facilement fourni de titre écrit de propriété: si les acheteurs ou donataires pouvaient être exposés à des revendications qu'il leur a été pratiquement impossible de prévoir, il en résulterait de grands dommages individuels qui, par leur nombre, deviendraient un dommage général, et si ces dommages ne pouvaient être évités que par une excessive circonspection, alors il y aurait encore un plus grand dommage général par la rareté des transactions sur les meubles.
C'est pour remédier à ce double danger que la loi a admis que la possession, avec ses deux qualités de juste cause et de bonne foi, serait par elle seule un titre de propriété, un titre parfait. Et il fallait bien dispenser cette possession de toute condition de temps, car si la revendication pouvait avoir lieu pendant un an, comme à Rome et dans la plus ancienne jurisprudence française, ou même pendant un temps assez court, le double danger auquel on voulait parer se serait représenté (a).
355. C'est peut-être ici qu'on pourrait être plus autorisé à considérer la prescription plutôt comme un moyen direct d'acquérir la propriété que comme une présomption d'acquisition légitime, car la double condition de juste cause et de bonne foi qui, en matière immobilière, était la plus sérieuse objection contre l'idée de présomption (v. n° 256) se représente ici avec plus de force, puisqu'il ne s'est passé, entre la juste cause et l'acquisition du bénéfice de la prescription, aucun intervalle de temps où l'on puisse supposer, comme en matière immobilière, quelque transaction intervenue avec le vrai propriétaire, soit de la part du cédant, soit de la part du possesseur (v. n° 257).
Cependant, nous ne croyons pas qu'il soit nécessaire de considérer cette prescription instantanée comme faisant exception à la nature de présomption qui caractérise la prescription: et comme il faut répondre à l'objection que nous soulevons nous-même " de bonne foi," notre réponse est que la présomption ici remonte à la juste cause qui a été l'origine de la possession: au lieu que ce soit le cessionnaire qui soit présumé devenu propriétaire par un fait postérieur à sa prise de possession, c'est le cédant lui-même qui est présumé l'avoir été au moment du contrat. Et cette présomption n'a rien d'exagéré, puisque l'on est dans une matière où la justification ordinaire du droit de propriété est considérée comme impossible: le cédant était sans doute lui-même dans le cas d'invoquer la même prescription instantanée, comme ses propres cédants. Il y a donc là une suite de présomptions favorables au possesseur.
356. Puisque la prescription instantanée n'est soumise qu'à deux conditions: un juste titre de possession et la bonne foi, il faut voir comment ces deux conditions seront prouvées être remplies.
Pour la bonne foi, elle est présumée, en général, quand le possesseur a prouvé directement posséder en vertu d'un juste titre (v. art. 199).
Mais fallait-il soumettre ici le possesseur à l'obligation de prouver directement qu'il a reçu le meuble " en vertu d'un acte juridique de nature à lui conférer la propriété " (v. art. 194) ?
Lui imposer une telle obligation eût été détruire toute la théorie de cette prescription exceptionnellement favorable, puisque la célérité des transactions mobilières ne comporte guère la rédaction d'actes, même sous seing privé, encore moins la convocation de témoins. Il faut donc, de toute nécessité, admettre une présomption légale de l'existence d'un juste titre, présomption simple assurément, susceptible de toute preuve contraire, et c'est ce qu'exprime le 2° alinéa de notre article.
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(a) Il ne faut pas retourner cette objection contre l'innovation du Projet concernant l'époux et l'administrateur (v. art. 1470 et 1471): dans ce cas, les rapports personnels des adversaires justifient parfaitement l'exception.