Art. 1472. — 334. La loi arrive à des cas de suspension qui ne sont fondés ni sur la nature ou la modalité des droits, ni sur la qualité des personnes, mais sur des circonstances de fait qui peuvent constituer, non plus des empêchements légaux ou moraux à l'exercice des droits menacés de prescription, mais des obstacles de fait et pour ainsi dire matériels.
Elle tranche dans le sens de la suspension, mais avec beaucoup de réserve, une question qui divise les auteurs, en France et ailleurs.
Il existe dans notre matière un axiome déjà cité et appliqué (n° 133), d'après lequel " la prescription ne court pas contre celui qui ne peut agir en justice." Que cet axiome s'applique quand il y a un obstacle légal ou juridique à l'action, cela est naturel et incontestable; mais si on veut l'étendre à des empêchements de fait dont la variéte peut être infinie, on entre dans l'arbitraire et on risque de tomber dans tous les abus.
Quand un pays n'est régi que par des coutumes et que la jurisprudence doit à chaque instant suppléer à leur insuffisance, il est plausible que les tribunaux reconnaissent et admettent des suspensions de prescription fondées sur des obstacles de fait, comme aussi ils sont obligés de reconnaître les obstacles de droit que raremeut les coutumes ont prévus; mais cela n'est plus possible lorsque le pays est régi par une loi civile écrite, et ce sera bientôt la situation du Japon.
S'il doit y avoir des suspensions fondées sur des empêchements de fait, c'est encore à la loi à les déterminer et c'est ce que fait le Projet: il préserve ainsi les intéressés des incertitudes où les laissent, à cet égard, la loi et la jurisprudence françaises.
335. Le Projet n'admet, pour la généralité des citoyens, que deux obstacles matériels à l'action judiciaire, motivant une suspension de prescription, à défaut d'interruption, ce sont: l'arrêt des communications et la suspension du cours de la justice.
Pour les militaires et les marins, il y a une autre cause de suspension de la prescription.
Il n'y a pas besoin de s'étendre sur ces deux causes de suspension de prescription: les communications peuvent être interrompues par des inondations, des neiges, des épidémies, ou par des troubles intérieurs. Cet arrêt étant nécessairement assez court, le préjudice de celui dont la prescription. est suspendue ne peut être considérable.
Quant à l'interruption ou suspension du cours de la justice, elle peut avoir les mêmes causes que celles des communications. On pourrait y ajouter la destruction du tribunal local par incendie, tremblement de terre ou inondation, avec perte des documents, sceaux et autres objets plus ou moins nécessaires au fonctionnement de la justice.
On voit que, dans les deux cas prévus par la loi, l'obstacle à l'exercice en justice du droit menacé de prescription provient d'une force majeure déterminée.
336. Indépendamment de la limitation qui précède, il faut remarquer que la loi soumet encore la suspension à trois conditions; il faut:
1° Que l'impossibilité d'agir soit " absolue ainsi dans les cas où un acte d'huissier ou de greffier suffirait pour interrompre la prescription, sauf à attendre la possibilité d'une audience, si les circonstances précitées n'empêchaient pas le demandeur d'obtenir l'office de cet agent, ni celui-ci de communiquer avec le défendeur, la suspension ne serait pas admise.
Mais il ne faut pas exagérer, cette limitation à l'impossibilité absolue; il est clair que les obstacles aux communications résultant des inondations ou des neiges ne sont pas souvent tels qu'il soit de toute impossibilité de franchir les distances; mais, évidemment, la loi ire prétend pas que les parties ou leurs représentants compromettent leur vie pour interrompre une prescription imminente: il reste nécessairement un pouvoir d'appréciation au tribunal qui n'exigera que ce qui est raisonnablement possible et n'imputera pas à faute ce qui n'aura été qu'une prudence nécessaire.
2° Il faut que l'impossibilité d'agir ait existé " à l'époque où le délai de la prescription est expiré: " si elle avait précédé cette époque et avait cessé auparavant, la suspension ne serait pas admise.
3° Il faut enfin " que la demande interruptive ait été faite aussitôt que l'obstacle a cessé." Ici encore, il faut admettre que le tribunal a un certain pouvoir d'appréciation: par exemple, au cas d'interruption des commÚnications, il y a des degrés dans leur rétablissement progressif et s'il n'est pas admissible que la partie ait attendu toutes les facilités antérieures, on ne peut exiger non plus qu'elle ait été des premières à tenter le passage. C'est à raison de cette appréciation nécessaire à laisser aux tribunaux1 que nous n'avons pu proposer d'insérer dans le Projet que l la suspension de la prescription n'a lieu que dans les cas déterminés par la loi " (v. n° 311).
337. A l'égard des militaires et des marins, la suspension n'est admise comme résultant d'une force majeure " qu'en temps de guerre intérieure ou extérieure ou par suite d'un service à la fois extraordinaire et imprévu si le service, bien qu'extraordinaire, était prévu un certain temps à l'avance, on pourrait imputer à faute au militaire de n'avoir pas pris les mesures nécessaires pour veiller à ses intérêts, au moins en donnant un mandat j si le service était ordinaire, mais non prévu par le militaire, il y aurait encore faute de sa part à n'avoir pas connu ses devoirs réglementaires et à n'avoir pas veillé à la conservation de son droit (1).
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(1) Le Code officiel (art 136) n'admet la suspension "qu'en temps de guerre."
Cependant, si des troubles venant à menacer une province, il y était fait subitement- un envoi de troupes, la légitimité de la suspension serait aussi évidente.
Le cas sera encore plus fréquent pour les marins, car rien n'est fréquent comme l'expédition immédiate d'un navire de guerre pour une destination imprévue.