Art. 1386. — N° 163. La contre-lettre est un contreécrit destiné, comme dit le texte, " à rester secret" et portant modification, ou destruction totale ou partielle, d'un acte ostensible; l'acte ostensible peut d'ailleurs être aussi bien authentique que sous seing privé, et même l'acte secret ou la contre-lettre, quoique le plus souvent sous seing privé, pourrait aussi être authentique, car les actes authentiques ne sont pas communiqués à qui désire les connaître et lorsqu'on les nomme actes publics c'est pour indiquer qu'ils sont faits avec intervention d',un officier public et non pour dire qu'ils sont portés à la connaissance de tous. Mais ceux qui voudraient faire une contre-lettre par acte authentique feraient sagement d'y stipuler expressément le caractère secret c'est-à-dire purement personnel aux parties.
A raison du caractère secret des contre-lettres et de la modification qu'elles prétendent apporter à un acte ostensible, la loi craint qu'elles n'aient pour but de nuire à des tiers, c'est-à-dire, ici, à des intéressés autres que les parties, et elle déclare qu'elles sont sans effet contre ceuxci, de sorte que leur effet n'a lieu que " contre les signataires et leurs héritiers." Les créanciers mêmes, qui, en général, subissent l'effet des actes de leur débiteur, lorsqu'ils n'ont pas été faits en fraude de leurs droits (v. art. 359), ne sont pas tenus de subir l'effet des contre-lettres, lorsqu'elles n'étaient pas connues d'eux au moment où ils ont contracté: c'est une exception notable au principe énoncé à l'article 360 (1). On verra, au contraire (art. 1388), que les contre-lettres peuvent être invoquées par les tiers et autres intéressés, mais toujours contre les parties seules ou leurs héritiers et non contre leurs créanciers.
On pourrait s'étonner, au premier abord, que les contre-lettres n'aient pas le même effet que l'acte primordial, quand on considère que celui-ci n'est pas, de sa nature, plus notoire que la contre-lettre, lorsqu'il n'est pas, à cause de son objet, soumis à la transcription ou à l'inscription. Mais il faut remarquer que les parties, au moment où elles traitent avec des tiers, pourraient les tromper, en ne leur faisant connaître que l'acte primordial et en ayant soin de leur laisser ignorer la contr,,-Iettre; et ce ne serait pas préserver les tiers d'une surprise que de leur opposer une contre-lettre ayant date certaine antérieure à leur acte: la fraude ici ne consisterait pas à avoir fait après coup un acte destiné à les frustrer, mais à leur avoir caché, à l'origine, un acte qui les eût avertis d'une restriction aux droits de leur auteur et, par suite, à ceux qu'ils pouvaient acquérir de lui.
164. Quelques exemples sont nécessaires pour rendre sensible l'application de cette théorie.
Primus a souscrit une obligation de somme d'argent au profit de Secundus, comme emprunt ou comme prix d'un achat de meuble ou d'immeuble: voilà un acte ostensible, c'est-à-dire que Secundus pourra montrer à qui il aura intérêt à le faire. En même temps ou plus tard, Secundus a remis à Primus un acte destiné à rester secret entre eux pendant plus ou moins longtemps, et portant que cette dette n'est pas véritable ou qu'elle est moindre; en cet état de choses, si Secundus vend à un tiers sa créance apparente contre Primus, celui-ci ne pourra se prévaloir contre le cessionnaire de la déclaration portant que la dette n'existe pas ou est moindre. Il en serait de même si cette créance était frappée d'une saisie arrêt par un tiers, dans les mains de Secundus, créancier apparent.
De pareilles conventions ne sont pas toujours faites dans un but frauduleux, à proprement parler, et d'ailleurs, la fraude se trouverait souvent déjouée par la prévision de la loi, mais leur but peut être de donner au créancier apparent un crédit qu'il n'aurait pas sans cela, et cette combinaison ne laisse pas que d'être blâmable; elle peut aussi favoriser après coup des fraudes qui n'étaient pas dans l'intention première des parties. Supposons, en effet, avec l'hypothèse précédente, que Primus vienne à tomber en faillite ou en déconfiture, que Secundus produise alors son titre dans la liquidation et que Primus ne lui oppose pas la contre-lettre comme il aurait le droit de le faire, il en résultera que les créanciers véritables et légitimes dudit Primus subiront le concours d'un faux créancier dont ils ne soupçonneront pas la collusion.
165. Il arrive cependant quelquefois que la contrelettre n'a rien de frauduleux, ni même de blâmable d'après la morale la plus sévère.
Ainsi, les statuts d'une compagnie de finance ou d'industrie exigent que le gérant soit propriétaire, en son nom personnel, d'un certain nombre d'actions ou parts du capital; c'est un gage sérieux de sa prudence et de sa vigilance, puisqu'il serait ainsi victime, comme les autres associés, de ses témérités ou de son incurie; c'est aussi une garantie pécuniaire en cas de faute grave ou de malversation; mais il est possible qu'il ne possède pas les fonds nécessaires pour acquérir ces actions: rien ne s'oppose à ce qu'un tiers les lui prête en les transférant à son nom, et qu'une contre-lettre déclare que ces actions continuent à être la propriété du prêteur et qu'elles devront lui être rétrocédées quand la gestion cessera. Cela ne peut nuire à personne, car ces actions sont toujours la propriété du gérant, au regard de la compagnie et des tiers intéressés, lesquels pourront les saisir s'il y a lieu, sans que la contre-lettre leur soit opposable.
Voici un autre exemple qui a eu longtemps son application en France, mais qui ne l'a plus, parce que certains principes du droit public et politique sont changés dans ce pays; mais cet exemple est encore applicable dans les pays où la loi exige pour l'exercice des droits politiques une certaine fortune immobilière, révélée par l'impôt ou le cens, et le Japon, est maintenant au nombre de ces pays. Or, il se pourrait qu'une personne eût, par son talent et son caractère, la confiance des électeurs, mais n'eût pas la fortune nécessaire et ne payât pas l'impôt requis pour être éligible. Dans ce cas, il peut arriver et il arrive souvent qu'un ou plusieurs de ses concitoyens consentent à transférer en son nom des immeubles de la valeur nécessaire, en se faisant donner une contre-lettre qui reconnaît que la propriété continue à appartenir aux prêteurs, pour les avantages éventuels comme pour les risques de perte. On ne peut dire, dans ce cas, qu'il y ait atteinte aux droits de l'Etat, car il lui importe peu, au moins légalement, que le représentant d'une localité, dans une Assemblée politique ou administrative, soit telle personne ou telle autre, du moment que la condition du cens est observée (a). D'ailleurs, en pareil cas, ce ne serait pas seulement vis-à-vis de l'Etat et au point de vue censitaire et politique que le titulaire de la propriété serait censé propriétaire, ce serait vis-à-vis de toutes personnes et à tous autres égards. Si donc le titulaire, abusant de la confiance qu'il a inspirée, aliénait ou hypothéquait l'immeuble à lui prêté en forme de vente simulée, l'aliénation ou l'hypothèque serait valable au profit des tiers; de même, si, sans avoir commis cet abus de confiance, il devenait insolvable, ledit immeuble serait compris comme sien dans la liquidation.
166. Voici encore un cas qui a une application toute particulière au Japon et dont nous pouvons dire qu'il n'est ni contre la loi ni contre la morale, quoiqu'au premier abord il semble au moins contraire à la loi.
Au Japon, les étrangers ne peuvent, quant à présent, être propriétaires ou même locataires d'immeubles hors des villes et ports ouverts et même, dans les ports ouverts, hors des concessions étrangères ou seulement. Cependant, il peut arriver qu'un étranger soit autorisé à résider hors d'un seUlement, soit pour raison de santé, soit pour l'exercice d'une fonction ou profession, et comme il ne peut y louer en son nom une habitation, il faudra donc que la location soit faite par un sujet japonais qui lui prêtera son nom (b); mais comme ce Japonais n'entendra pas être responsable des loyers et des dégradations possibles, il sera fait entre les parties une contre-lettre qui déclarera que toutes les charges seront en définitive supportées par l'étranger et, réciproquement, que s'il y avait quelque indemnité à recevoir du bailleur elle appartiendrait à l'étranger.
De même l'étranger autorisé à résider hors des limites des traités pourrait avoir des raisons personnelles de désirer la faculté d'y disposer à son gré d'un immeuble, soit pour y élever des constructions spéciales, soit pour y faire des essais de culture ou d'industrie; en pareil cas, il achètera, sous un nom japonais, un immeuble à sa convenance: le sujet japonais sera propriétaire en titre; il sera seul considéré comme tel par l'administration et les tiers en général; mais il remettra à l'étranger une contre-lettre reconnaissant que les avantages et les risques de la propriété seront en définitive, au profit et à la charge de celui-ci; il s'engagera aussi à lui restituer le prix en cas de vente ou d'expropriation, et même à lui transférer la propriété, en bonne forme, lorsque la loi le permettra. Une pareille convention ne nuit ni à l'Etat, ni aux particuliers, puisqu'elle ne leur est pas opposable: l'Etat percevra les impôts sur le sujet japonais et au besoin sur la propriété: il fera observer, par le titulaire japonais, les lois et règlements sur la propriété foncière; les particuliers pourront valablement acheter le fonds ou en acquérir l'hypothèque, en traitant avec le sujet japonais, et même, si celui-ci devenait insolvable, l'immeuble entrerait dans sa liquidation.
Une question intéressante de droit pénal pourrait s'élever dans cette situation: si le japonais prête-nom aliénait le fonds et en dissipait le prix, pourrait -ilêtre poursuivi pour le délit d'abus de confiance ? Nous n'en doutons nullement: entre les parties l'acte simulé est valable; l'étranger a remis des sommes d'argent au sujet japonais pour acheter un immeuble en son propre nom, mais pour le compte et pour le profit du mandant, à charge d,- lui rendre l'immeuble ou sa valeur, suivant les événements ultérieurs, et le mandataire a été infidèle: c'est l'abus de confiance le plus évident. Il en serait autrement si, le prête-nom étant devenu insolvable, sans fraude, l'immeuble avait été absorbé dans sa liquidation; mais au moins l'étranger aurait pu se faire inscrire dans cette liquidation, si, au lieu d'une contre-lettre secrète, il s'était fait donner un engagement conditionnel mais ostensible de la valeur dudit immeuble, ou si la situation respective des parties avait été notoire, ce qui en pareil cas est fréquent.
Au surplus, ces cas de droits de propriété sont restés, croyons-nous, fort rares au Japon, justement parce qu'ils peuvent donner lieu à des mécomptes; mais il est bon de les apprécier au point de vue juridique, puisque l'occasion s'en présente ici (2).
167. Si les contre-lettres sont sans effet à l'égard des tiers, c'est parce que, de leur nature, elles sont Il secrètes et destinées à rester telles mais si, en fait, elles ont été connues des tiers qui prétendent en repousser l'effet, leur exception de nullité n'est plus fondée, ni en droit positif ni en équité. Il y aura seulement une difficulté de preuve, mais elle se résoudra "d'après le droit commun: "la contrelettre étant dressée par les parties pour modifier secrètement un acte ostensible est, de leur fait môme, présumée ignorée des tiers; dès lors, c'est à la partie qui soutient que le tiers intéressé l'a connue à en faire la preuve; seulement, elle n'est pas ici limitée à la preuve par l'aveu de l'adversaire, comme lorsqu'il s'agit de prouver qu'un acte non publié par la transcription lorsqu'il devait l'être, a été néanmoins connu de celui qui en repousse l'effet (v. art. 367, 40 al. et 370, 3° al.): le caractère des deux présomptions est bien digèrent; toutes deux sont légales, sans doute, mais la présomption d'ignorance des actes non transcrits, quand ils devaient l'être, est absolue et si, par exception, elle admet la preuve contraire de l'aveu de l'adversaire, c'est parce qu'étant d'intérêt privé cette présomption ne peut profiter à celui qui, par son aveu, se condamne lui-même; tandis qu'ici la présomption est simple et admet toute preuve contraire (v. 1424), y compris la preuve testimoniale, même au-delà d'une valeur de 50 yens, car on est dans un cas où la partie intéressée ne pouvait se prouver de preuve écrite (v. art. 1405-3°).
----------
(1) Elle a été ajoutée à cet article dans cette nouvelle édition.
(a) Depuis que ces lignes ont été écrites, la Constitution du Japon a été promulguée (11 février 1889, XXIIe année de Meiji). Nous ne sommes pas sûr que l'opinion exprimée ci-dessus au sujet du mode de satisfaire à la condition du cens soit adoptée dans l'interprétation de ladite Constitution.
(b) Cette prohibition de louer les immeubles aux étrangers hors des concessions est nne nouvelle réponse à ceux qui ont combattu le caractère réel que nous avons cru devoir assigner au droit de bail: il semble que les auteurs des Traités aient d'avance adopté cette opinion.
(2) Depuis que ces lignes ont été écrites, quelques journaux se sont prononcés contre ces acquisitions par des étrangers sous un nom japonais et surtout contre les achats de marchandises à l'intérieur par les employés japonais des marchands étrangers: on prétend qu'il y a là une fraude aux traités, dans ce qu'ils ont de favorable au Japon, et un obstacle à leur révision dans ce qu'ils ont de défavorable,puisque les étrangers éludent ainsi les prohibitions qui les concernent.
On sait que nous sommes un des plus dévoués aux revendications du Japon pour son autonomie; mais nous ne croyons pas que les pratiques dont il s'agit soient illégales, puisqu'au regard du pays les droits ainsi placés sous un nom d'emprunt sont considérés légalement comme appartenant à un sujet japonais.
Du reste, un Règlement nouveau sur les registres fonciers (du 22 mars 1889, 226 année de Meiji) donne déjà satisfaction, au moins en partie, aux opposants: d'après ce Règlement, les véritables titres de propriété foncière consistent dans l'inscription sur les registres et restent ainsi aux mains de l'administration: les copies qu'en peuvent avoir les particuliers ne suffisent pas à établir leur droit; il n'est donc plus possible à un étranger qui achèterait un immeuble sous un nom japonais, avec contre-lettre, de se faire remettre le titre en garantie contre une cession frauduleuse.