Art. 1023. — 54. Le Projet innove ici considérablement, par rapport au Code français et aux traditions anciennes.
Il est admis, depuis les Romains, que lorsque plusieurs personnes ont cautionné un même débiteur, chacune d'elles est, en principe, tenue de toute la dette: ce n'est pas une obligation solidaire proprement dite, c'est uue obligation pour le tout (in solidum), intégrale, on, suivant une expression à peu près consacrée, au moins pour des cas analogues, c'est une “solidarité imparfaite.” Elle ne constitue pas un lien aussi étroit, aussi intime que la solidarité ordinaire on parfaite, tel qu'on le verra au Chapitre suivant, mais elle en produit l'effet principal qui est le droit pour le créancier de deinander toute la dette à l'un ou à l'autre des débiteurs (v. art. 1073).
Cette rigueur contre les cautions a paru exagérée aux Romains eux-mêmes qui l'ont i:naginée les premiers, car ils n'ont pas tardé à admettre que celle des cautions à laquelle le créancier s'adresserait pour le payement intégral pût exiger qu'il dirisât son action entre toutes les cautions actuellement solvables, et ce droit des cautions fut appelé « bénéfice de division."
Le résultat était celui-ci: si des cautions étaient déjà devenues insolvables au moment où la division était demandée, la perte retoanbait sur les autres cautions restées solvables; mais si des insolvabilités survenaient postérieurement à l'exception proposée, elles retombaient sur le créancier.
L'ancien droit français admit la même obligation intégrale de chaque caution, avec le même adoucisse ment, et le Code civil français, à son tour, a conservé l'une et l'autre (art. 2025 à 2027).
55. Toutefois, il est certain que ce ne fut pas sans résistance que l'ancienne théorie fut reproduite dans le Code français. L'un des corps politiques qui parti. cipaient alors à la confection des lois, au moins par forme d'avis, le Tribunat, demanda que la division des poursuites entre les cautions eût lieu de plein droit, en vertu de la loi, et non par faveur et en vertu d'une demande. La raison principale qu'on en donnait, et qui a gardé toute sa force aujourd'hui, était que, lorsqu'il y a plusieurs débiteurs principaux, simplement conjoints ou non solidaires, la dette se divise de plein droit entre eux, que, dès lors, on ne conçoit pas pourquoi il en serait autrement pour les cautions multiples ou co idėjusseurs. On ajoutait que si cette rigueur était jugée nécessaire pour donuer au cautionnement toute l'efficacité que le créancier en attendait, il fallait alors pousser la sévérité jusqu'à ses conséquences logiques et refuser aux cautious le bénéfice de division, à moins qu'elles ne l'eussent stipulé.
La proposition du Tribunat ne fut pas accueillie.
Nous la reprenons ici sans hésiter.
56. Il y a d'ailleurs quelque chose de singulier dans le systèine consacré qui pose d'abord le principe que l'obligation des cautions est intégrale et le détruit, immédiatement après, en permettant la division sur la demande de la caution poursuivie.
On aurait pu faire une objection encore plus grave, c'est que cette obligation intégrale de chaque caution, lorsque la poursuite est divisible de plein droit entre les codébiteurs principaux, est contraire au principe général et essentiel d'après lequel l'engagement des cautions ne peut être plus rigoureux que celui des débiteurs principaux,
La division aura donc lieu de plein droit et sans qu'il soit néccessaire que la caution poursuivie la demande formellement; ainsi, le tribunal, s'il a une connaissance certaine et suffisante de l'existence de plusieurs cautions, pourra, dans la condamnation, observer d'office la division.
Quoique cette division ne soit plus désormais que l'application du droit commun, on lui conserve le nom de “bénéfice," comme on l'a fait pour le droit de discussion, non-seulement parce qu'il est consacré par la tradition, mais aussi parce qu'il serait singulier qu'on pût dire que le bénéfice de division est supprimé au Japon, lorsqu'au contraire il y est étendu et facilité.
57. Voici maintenant le double intérêt de notre innovation; il n'est pas d'ailleurs bien considérable et, moindre il est, woins aussi il doit rencontrer d'objections.
D'abord, la division, étant un effet de droit, sera, comme on l'a dit plus haut, observée d'office par le tribunal: ce n'est pas statuer sur choses non demandées, ce qui lui est défendu (v. c. proc. civ. fr., art. 480-30), c'est appliquer la loi, comme ferait le tribunal à l'égard d'un débiteur principal simplement conjoint que le créancier poursuivrait indûment comme solidaire.
Ensuite, dans le système français, tant qu'un des cofidejusseurs n'est pas poursuivi, il n'a pas occasion et, par conséquent, pas de droit d'opposer le bénéfice de division; dès lors, comme la division ne se fait pas par têtes entre les cautions originaires, mais seulement entre celles qui sont “solvables au moment où la division est demandée (le Code français, art. 2026, dit, à tort, prononcée), il est clair qu'il peut être survenu auparavant des insolvabilités dont le risque retombe, non sur le créancier, mais sur les autres cautions restées solvables, de sorte que la part de respon sabilité de ces dernières s'étend, sans qu'elles aient de négligences à se reprocher.
Dans le systène du Projet, au contraire, la division se trouvant faite par têtez, par la seule force de la loi, est immédiate et dès l'engagement même des cautions; si donc, il s'en trouve déjà d'insolvables, le créancier doit s'imputer de les avoir acceptées: c'était à lui, bien plutit qu'aux autres cautions, de vérifier leur solvabilité. A plus forte raison, le créwcier supporte-t-il les insolvabilités survenues postérieurement.
Rappelons seulement, à ce sujet, la disposition de l'article 1015, 2e alinéa, d'après laquelle le débiteur, dans un cas particulier, est tenu de remplacer par une autre caution celle qui est devenue insolvable.
58. Voyons maintenant les exceptions à la division de plein droit par portions viriles. Il y en a trois:
1° Les cofidejusseurs peuvent être convenus, tant entre eux-mêmes qu'avec le créancier, que leur responsabilité sera inégale: ce qui importe surtout au créancier c'est que la somme des parts forme la totalité de la dette. Cette exception ne pouvait guère trouver son application avec le système français, aussi n'y en est-il pas fait mention.
2° Ils peuvent s'être engagés solidairement, soit entre eux, soit avec le débiteur principal: il est naturel que, dans ce cas, la division n'ait pas plus lieu de plein droit dans le système du Projet, que par voie d'exception dans le système du Code français.
La seule objection qu'on pourrait faire ici, c'est celle que nous avons faite nous-même plus haut au système ancien, à savoir que chaque caution solidaire se trouvera tenue plus sévèrement que chacun des débiteurs principaux, lorsqu'il y en aura plusieurs simplement conjoints, non solidaires eux-mêmes.
Nous répondons que ce résultat n'est plus aussi dif ficile à justifier quand il s'agit d'une solidarité stipulée et convenue que lorsque la solidarité, même imparfaite, est comme imposée par la loi: dans le cas où la solidarité entre cofidėjusseurs est l'effet d'une convention, cas où elle est parfaite, chaque caution est considérée comme ayant pris à sa charge toutes les obligations réunies des codébiteurs non solidaires; elle doit plus que chacun pris individuellement, mais non plus que tous réunis.
3° Les cofidėjusseurs ont renoncé à la division autrement que par un engagement solidaire: ce ne peut guère être que par une renonciation expresse, ou bien en se soumettant à l'indivisibilité intentionnelle (v. art. 462 à 464 et Chapitre III, ci-après).
On n'a pas à exprimer, comme exceptio:, le cas où l'obligation principale serait indivisible (v. art. 462 à 464) et où, par conséquent, les cautions seraient ellesmêmes tenues indivisiblement: on n'excepte pas d'une règle ce qui par sa nature n'y est pas soumis.
59. Le 2e alinéa de notre article lève les doutes qui auraient pu exister sur le point de savoir si la division de plein droit est modifiée par l'accession de nouvelles cautions, ou même si elle commence avec cette accession, lorsqu'à l'origine il n'y en avait qu'une seule. La solution est affirmative: c'est un avantage nouveau sur lequel la caution n'avait peut-être pas compté, inais que personne n'a un intérêt légitime à lui contester.
Ainsi, il y avait deux cofidejusseurs à l'origine: la part de chacun était d'une moitié de la dette; une troisième caution s'engage plus tard: la part de chacune n'est plus que d'un tiers. Ainsi encore, il n'y avait qu'une caution à l'origine: elle était tenue pour le tout; une seconde caution intervient: chacune ne peut être poursuivie que pour une moitié.
60. Nous ferons une dernière observation sur toute cette matière: il ne faudrait pas croire que la divisiou de plein droit, pas plus, du reste, que la division par voie d'exception, enlève au créancier tout avantage à avoir plusieurs cautions: sans doute, si les cautions étaient toutes et certainement solvables et s'il n'y avait aucun lieu de craindre qu'elles cessassent de l'être, il vaudrait mieux n'en avoir qu'une seule à poursuivre que d'avoir à exercer autant de poursuites qu'on aurait reçu de cautions; mais lorsqu'on n'est par sûr de la solvabilité d'une ou plusieurs, il vaut mieux en avoir un plus grand nombre, parce que les fractions de la dette qu'on s'expose à ne pouvoir faire payer seront d'autant plus petites que les cautions seront plus nombreuses.
Au surplus, le créancier qui veut mettre toutes les chances de son côté stipulera la solidarité entre les cautions, conformément à ce qui est dit ci-dessus.