Art. 414. — 330. Voici une dernière protection accordée par la loi au débiteur contre les surprises qui résulteraient pour lui de la rapidité du temps et de l'accumulation progressive des intérêts.
De tout temps et en tous pays, les législateurs se sont préoccupes 9.1;1. danger que courent les débiteurs d'être ruinés par l'accumulation des intérêts: les limites Apportées par un grand nombre de lois à la liberté du taux de l'intérêt n'ont pas d'autre cause. Chez les Romains, indépendamment d'un taux maximum, qui était ordinairement d'un pour cent par mois (eentesima usura) ou 12 p. 100 par an, il était encore établi que le cours des intérêts, même compensatoires ou représentant la jouissance d'argent prêté, cessait lorsque le total des intérêts dus ou même payés doublait ce capital, c'està-dire atteignait une somme égale au prêt (g).
Dans l'ancien droit français et dans celui de presque toute l'Europe, sous l'influence d'un précepte religieux mal compris, en même temps que d'une fausse théorie économique, le prêt à intérêt fut absolument interdit; il n'y avait donc pas d'intérêts compensatoires; quant aux intérêts moratoires, ils étaient, par cela même. inadmissibles: mais, comme les décisions judiciaires devaient être sanctionnées, il y était pourvu par des dommages-intérêts diversement motivés.
Les lois modernes ont, avec raison, permis le prêt iL intérêt et ont considéré les dettes d'argent, en général, comme étant de nature à produire des intérêts, soit comme compensation de la jouissance du débiteur, soit comme indemnité de son retard à payer, ce profit ou cette faute coïncidant d'ailleurs, dans les deux cas, avec une perte de jouissance du créancier. Mais le législateur n'a pas abandonné toute idée de protection pour le débiteur, et c'est toujours en multipliant pour lui les avertissements, ce qui permet, en même temps, au créancier vigilant de garder ses droits (comp. c. civ. fr., art. 1154 et 1155; c. civ. ital., art. 1232 et 1233).
Le présent article a, de même, pour but, non de défendre, mais de limiter, d'entraver la production d'intérêts par les intérêts eux-mêmes, appelée anatocisme ou capitalisation des intérêts (h).
331. Dans les pays où l'intérêt, légal ou conventionnel, n'est que de 5 pour 100, on trouve que le capital est doublé en 14 ans par les intérêts, avec la capitalisation annuelle desdits intérêts; en effet, les intérêts principaux ou normaux, pendant 14 ans, font déjà 70 et les intérêts des intérêts, grossissant chaque année, forment 30, en sorte que le débiteur de 100 arrive, en quartorze ans, à devoir 200. Si l'intérêt est de 10, 15 ou 20 pour 100, comme cela est permis au Japon, suivant la somme due, c'est en 7 ans, 4 ans et 9 mois ou 3 ans et 6 mois que le capital serait doublé ! Si la capitalisation, au lieu d'être annuelle était faite par semestre, par trimestre ou par mois, la progression de la dette serait énorme et vraiment effrayante.
La première limite apportée ici par le Projet, comme par les Codes précités, est que la capitalisation ne peut être faite que d'année en année.
En second lieu, elle ne peut avoir lieu que par l'effet d'une convention spéciale entre les parties ou par une demande en justice du créancier: une sommation ne suffirait pas.
En troisième lieu, la convention, pas plus que la demande, ne peut avoir lieu avant l'échéance d'un an d'intérêt; la question est discutée en France, pour la convention, parce que le texte y est équivoque; le Projet s'en explique ici formellement: si l'on admettait une convention originaire et unique, d'après laquelle les intérêts se capitaliseraient chaque année, à l'échéance, le débiteur ne recevrait pas cet avertissement réitéré que la loi considère comme éminemment protecteur pour lui et comme préventif de sa négligence,
Le texte a soin d'ailleurs d'exprimer que, si les intérêts sont déjà dus pour une année et une fraction de l'année courante, la capitalisation peut avoir lieu pour tout ce qui est échu; mais elle ne pourra être renouvelée qu'après une autre année révolue en entier.
Le texte prend soin encore de dire que les intérêts primordiaux auxquels s'applique la présente règle sont aussi bien les intérêts compensatoires que les intérêts moratoires; il y a, en effet, même motif de protéger le débiteur contre l'accumulation progressive des uns et des autres. Quant aux intérêts nouveaux, nés de la capitalisation, ils seront compensatoire.", si la capitalisation est faite par convention, parce qu'alors il y a une sorte de prêt; ils seront, au contaire, moratoires, si la capitalisation résulte d'une demande en justice. La question de nom et de caràctère de ces intérêts n'est pas indifférente, quand le taux maximum des in-, térêts conventionnels peut être plus élevé que celui des intérêts légaux ou judiciaires, comme cela a lieu dans la loi japonaise actuelle.
Remarquons enfin que le 1er alinéa s'applique nonseulement aux intérêts des capitaux seulement dus^ mais même aux capitaux exigibles par l'arrivée de l'échéance, quoique le débiteur soit plus en faute pour ces derniers. Toutefois, il faut admettre, quoique la loi ne le dise pas, que si des intérêts, même de moins d'une année, étaient exigibles avec le capital, d'une manière finale, la somme totale porterait intérêts du jour de la demande ou d'une convention spéciale; de même s'il s'agissait d'un prêt ou d'un prix de vente remboursable ou payable avant une année: dans ces cas le débiteur ne court pas ce danger d'accumulation sur lequel la prohibition est fondée.
332. Le second alinéa établit, ici une différence entre les intérêts des capitaux et les revenus qui ne supposent pas de capital dû, comme les loyers et fermages, ou dont le capital est purement nominal et n'est jamais exigible, comme les arrérages des rentes, perpétuelles ou viagères.
Par cela même que le locataire ou le fermier ne doit que des prestations périodiques, pendant la durée du bail, et n'aura jamais de capital à payer, il n'y a pas grand inconvénient à permettre la capitalisation fréquente des loyers ou fermages arriérés, même pour une durée de moins d'un an. La raison est la même pour les arrérages d'une rente perpétuelle ou viagère dont le capital ne peut jamais être exigé (v. art. 886). Même raison, enfin, pour les restitutions de fruits que doit faire un possesseur de bonne ou de mauvaise foi. Bien entendu, il faut supposer que les fruits ont été évalués en argent par le jugement (comp. c. proc. civ., art. 129), car s'ils étaient dus en nature, il ne serait plus question de déroger à la première disposition de notre article devenu inapplicable, ni même de rentrer dans l'application de l'article 411 qui est déjà une dérogation au droit commun, par rapport aux dettes d'argent: on se retrouverait en présence du droit commun lui-même des dommagesintérêts (art. 405).
Dans les divers cas de prestations périodiques qui viennent d'être énoncés, il ne faut pas exagérer la fa'-, veur particulière qui est accordée au créancier: il ne pourra toujours pas stipuler les intérêts avant l'échéance des prestations, pas plus qu'il n'en pourrait faire la demande en justice; mais il pourrait faire la demande ou la stipulation à l'échéance de chaque période, bien qu'elle fût moindre d'une année.
333. Le dernier alinéa de notre article présente la même disposition, et elle se trouve, en réalité, constituer une plus grande faveur encore, car il s'agit bien, cette fois, " d'intérêts de capitaux;" mais, du moment qu'ils ont été payés par un tiers, au nom et en l'acquit du débiteur, ils sont considérés comme un capital distinct pour ce tiers: le débiteur aura bien le double fardeau d'intérêts des intérêts, mais ce n'est pas le même créancier qui recevra les uns et les autres.
Observons que, dans le cas où un tiers paye ainsi des intérêts en l'acquit d'un débiteur, il jouit souvent d'une autre faveur, comme mandataire ou comme caution - les intérêts compensatoires de ses déboursés courent de plein droit et sans demande; la loi, pour ne pas surcharger la rédaction, n'a pas cru nécessaire de réserver cette disposition qui se retrouvera en son lieu (v. art. 941-1o).
----------
(g) Cette disposition protectrice des débiteurs de sommes d'argent n'est pas d'origine romaine: elle a probablement été transmise de l'Inde aux Romains, à travers la Grèce, car on la trouve textuellement dans le très ancien Code indien de Manou (Liv. VIII, § 151). La même loi défend aussi l'anatocisme ou l'intérêt (II., § 153).
(h) Anatocisme vient de deux mots grecs: ana, de nouveau, et tokos fruit: " reproduction de fruits par des fruits."