Art. 362. — 162. La loi tranche ici trois questions que le Code français a laissées incertaines et sur lesquelles les légistes n'ont pu arriver à un parfait accord.
La première solution a déjà été annoncée par les observations faites sur l'article 360. La loi ne se contente pas du simple préj udice pour permettre l'annulation des actes gratuits du débiteur: que l'acte soit gratuit ou onéreux, le fondement nécessaire de l'action révocatoire est l'intention frauduleuse jointe au préjudice réel, et, comme la fraude ne peut se présumer, les créanciers devront la prouver. On rappelle seulement que l'intention frauduleuse est suffisamment établie par la preuve que le débiteur connaissait son insolvabilité (v. n° 156).
163. La deuxième solution présente la seule différence admise dans le Projet entre les actes gratuits et les actes onéreux: si l'acte est gratuit, le contractant ne sera pas à l'abri de la révocation, malgré sa bonne foi, tandis que celui qui a contracté à titre onéreux ne perdra le bénéfice de l'acte qu'autant qu'il aura colludé, c'est-à-dire participé à la fraude commise contre les créanciers, ce qui sera suffisamment établi par cela seul qu'il l'aura connue. Cette distinction entre les actes gratuits et onéreux a toujours été admise par les jurisconsultes, depuis les Romains: elle se fonde sur cette idée, très juste en elle même, mais qu'on a quelquefois poussée trop loin, que "le donataire qui " cherche à conserver un gain est moins intéressant " que les créanciers fraudés qui cherchent à éviter une "perte" (n). Au contraire, ceux qui ont traité à titre onéreux avec le débiteur cherchent aussi à éviter une perte, en contestant la révocation; or, lorsqùe le débat s'établit entre personnes également favorables, il est naturel de maintenir ce qui a été fait, de laisser à chacun sa position acquise, de sorte que " la préférence "reste à celui qui possède" (o).
Lorsqu'il s'agit, non d'un contrat frauduleux, mais d'un procès que le débiteur a laissé décider contre lui, en fraude de ses créanciers, il faut faire la même distinction: si le procès est fondé sur un acte onéreux, la tierce-opposition tendant à faire révoquer le jugemont erroné ne peut être admise que si l'adversaire a colludé avec le débiteur; si le procès, au contraire, est fondé sur une donation dont l'exécution est litigieuse, il suffit, pour le succès de la tierce-opposition, que le débiteur ait eu l'intention de frauder ses créanciers, sans collusion du donataire.
164. La troisième solution (28 alinéa) est différente, sur un point, de celle qu'on donne habituellement dans la jurisprudence française. On a dit, plus haut, que l'action révocatoire n'atteindrait pas suffisamment son but si elle ne pouvait être donnée que contre celui qui a traité avec le débiteur. Cependant, il est difficile de soutenir que les créanciers fraudés gardent un droit réel sur les choses aliénées en fraude de leur droit: on ne peut assimiler leur gage général au gage spécial dont ils seraient nantis ou à une hypothèque qui leur aurait été constituée; ils ne peuvent donc avoir un véritable droit de suite, lequel serait l'avantage distinctif du droit réel. Mais, si l'on trouve dans la situation des sous-acquéreurs les éléments d'une obligation, l'action peut être donnée contre eux, comme action personnelle.
Ainsi, tout le monde est d'accord pour donner l'action contre un sous-acquéreur de mauvaise foi, c'est-à(lire qui a connu la fraude originaire faite aux droits des créanciers: il y a alors le délit civil déjà mentionné. Mais, si le sous-acquéreur a ignoré cette fraude, s'il a été de bonne foi en recevant la chose, alors on fait généralement une distinction: on met à l'abri de la révocation le sous-acquéreur à titre onéreux et on y soumet le sous-acquéreur à titre gratuit, toujours sous le prétexte " qu'il cherche à retenir un gain, en face de ceux qui cherchent à éviter une perte." Là est l'exagération.
Le Projet se sépare ici de l'opinion commune: il protège également tous les sous-acquéreurs de bonne foi, quelle que soit la nature de leur titre d'acquisitionEn effet, il n'est pas exact de dire qu'un sous-acquéreur par donation qui a ignoré la fraude faite aux créanciers " ne cherche qu'à conserver un gaiÍl," il ne faut pas dire non plus qu'il est enrichi indûment du bien d'autrui, ce qui le soumettrait à l'obligation de rendre. Assurément, un donataire qui a pu considérer une libéralité comme valablement acquise et qu'on en dépouillerait ensuite, ne serait guère moins lésé qu'un acheteur: il a pu changer son mode d'existence, se marier, entreprendre un commerce ou une industrie et le dépouillement serait la ruine. Lorsqu'il s'agit d'un donataire direct du débiteur frauduleux, on peut lui imputer quelque imprudence, notamment, de ne pas s'être assuré de la situation du donateur; mais, quand le donataire est un sous-acquéreur, il ne connaît pas nécessairement l'auteur de la première aliénation: aucune faute ne lui est imputable.
On n'hésite pas à se séparer ici de l'opinion commune: on peut, d'ailleurs, invoquer le Code italien comme un précédent, car l'article 1235 de ce Code ne permet pas d'atteindre "les sous-acquéreurs qui n'ont pas participé à la fraude," et il ne distingue pas non plus si leur titre est onéreux ou gratuit.
Remarquons, en terminant que la conséquence la plus saillante de la personnalité de l'action révocatoire, même quand elle est donné contre les premiers acquéreurs ou contre les sous-acquéreurs, suivant les distinctions susénoncées entre le titre gratuit et le titre onéreux et la bonne ou la mauvais foi de l'acquéreur, c'est que s'ils sont eux-mêmes insolvables, les créanciers fraudés ne pourront se refuser à concourir avec les créanciers de l'acquéreur, défendeur à l'action révocatoire; en effet, les créances nées d'un dommage injuste ou d'un enrichissement indu ne sont pas privilégiées.
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(n) Cette formule est connue et vient des Romains: Potior est qui certat de damno vitando quàm qui certat de lucro captando, "celui qui lutte pour éviter une perte est préférable à celui qui cherche à faire un gain."
(o) Il y a encore, à cet égard, un axiome latin: In pari causa, melior est causa possidentis, " dans deux situations semblables, celle du possesseur est préférable."