Art. 360. — 1. 55. Le droit des créanciers exposé dans l'article précédent a ici sa contre-partie: leur qualité d'ayant-cause qui les fait profiter de tous les actes avantageux de leur débiteur, les fait souffrir aussi de ses actes nuisibles: s'il diminue son actif, par des donations ou même par des aliénations à titre onéreux peu avantageuses, ils voient leur gage diminuer; de même, s'il augmente son passif (l), s'il contracte de nouveaux engagements, ils doivent subir le concours des nouveaux créanciers et, par là encore, leur gage est diminué.
Mais, de même que le précédent article a reçu des exceptions, celui-ci en reçoit également: il y a des aliénations et des engagements que les créanciers ne seront pas tenus de respecter, comme ayant eu lieu " en fraude de leurs droits." Dans ces cas, les créanciers ne sont plus des ayant-cause mais des tiers: le débiteur ne les a plus représentés, puisqu'il s'est fait leur adversaire.
On ne s'arrêtera pas ici au renvoi à l'article 1386 relatif aux contre-lettres: les contre-lettres ne sont pas toujours des actes frauduleux, mais comme elles sont destinées à rester secrètes, elles ne peuvent nuire aux tiers.
Le présent article correspond à l'article 1167 du Code français, reproduit, avec quelques améliorations déjà, par le Code italien (art. 1235); mais l'un et l'autre ont le tort de présenter comme règle le droit pour les créanciers d'attaquer les actes de leur débiteur, tandis qu'en réalité il n'est qu'une exception, comme la fraude sur laquelle il est fondé.
Le présent article pose la règle avant l'exception et il définit la fraude.
Les articles suivants tranchent plusieurs questions encore débattues en France à cause de l'insuffisance du texte.
156. La loi prend ici le soin de définir la fraude, parce qu'il ne faut, ni la confondre avec le simple préjudice, ni l'en séparer tout-à-fait, ni en exagérer la différence. Le préjudice est le dommage qui résulte pour les créanciers de l'acte de leur débiteur; il peut être causé de bonne foi, c'est-à-dire sans intention de nuire aux créanciers: alors l'acte ne peut être attaqué. Si cette intention de nuire existait chez le débiteur, mais que le dommage ne fût pas produit, il n'y aurait pas non plus lieu à la plainte des créanciers, parce qu'il n'y aurait pas d'intérêt pour eux et que l'intérêt est le mobile des actions (voy. art. 344). Pour qu'il y ait fraude dans le sens de notre article, et ouverture au droit des créanciers, il faut l'intention de nuire à ceux-ci et un préjudice réel, le fait et l'intention, ce que les latins appelaient eventus et consilium.
Cependant, comme il serait, le plus souvent, impossible aux créanciers de faire la preuve directe de l'intention de nuire que le débiteur aura toujours soin de dissimuler, la loi se contente de la preuve que le débiteur connaissait son insolvabilité actuelle ou savait qu'elle devait résulter de l'acte qu'il allait accomplir. Mais, si le débiteur était déjà insolvable à son insû, ou si. même le sachant, il y avait preuve qu'il croyait que son nouvel acte pouvait le relever, il n'y aurait pas fraude aux créanciers, quoique l'acte leur fût très préjudiciable
157. La loi est très générale dans cette disposition: elle permet d'attaquer, indistinctement, tous les actes frauduleux qui diminuent le patrimoine du débiteur et, par suite, le gage des créanciers, soit directement, comme les aliénations ou les renonciations à des droits acquis, soit indirectement, comme les engagements nouveaux dont parle le 1er alinéa. Il n'y a pas même à distinguer, comme le prétendent certains auteurs, en France, entre les actes à titre onéreux et les actes à titre gratuit, au moins en ce qui concerne la double condition du préjudice et de l'intention frauduleuse. C'est à tort que l'on soutiendrait que, dans la donation, l'acquéreur, cherchant à conserver un gain, est moins intéressant que les créanciers qui cherchent à éviter une perte; en effet, le fait, par le débiteur, d'avoir des créanciers ne doit pas lui enlever le droit de faire des libéralités, lorsqu'elles sont inspirées par la reconnaissance ou l'affection et non par l'animosité contre ses créanciers. Cette distinction entre les actes gratuits et les actes onéreux trouvera d'ailleurs sa place dans une autre question traitée à l'article suivant.
Ce qui a pu donner lieu à cette opinion défavorable aux donations, c'est: 1° que les legs ou donations testamentaires ne sont valables qu'autant que les dettes du défunt peuvent être payées sur les autres biens de la succession (v. c. civ. fr., art. 922, 1009 et 1012); 2° que le Gode français, dans les articles 622, 788 et 1053, permet d'annuler des renonciations faites ait préjudice des créanciers, sans paraître exiger la fraude. Mais on a répondu, au sujet de ces articles (qui d'ailleurs ne distinguent pas si la renonciation est gratuite ou onéreuse), qu'ayant été écrits avant l'article 1167, la théorie de la loi n'était pas encore bien arrêtée et qu'elle l'a été, plus tard, dans le sens qui exige la fraude (m). A l'objection tirée des legs, il est facile de répondre que si, au décès du débiteur, l'acquittement des legs n'était pas subordonné au payement préalable des dettes, les créanciers n'auraient plus aucune possibilité d'être payés; tandis que, du vivant de leur débiteur, le danger n'est plus le même.
Du reste, il restera toujours une différence défavorable aux donations, c'est 'que, si elles sont universelles, elles ne pourront avoir lieu qu'à charge du prélèvement des dettes; car, il est évident que le débiteur doit savoir qu'il se rend insolvable par ce genre de donation. Mais encore, ce n'est pas en invoquant la fraude que les créanciers demanderont leur payement, c'est en vertu du principe que la donation universelle est une sorte de succession (voy. art. 17 et T. 1er, n° 31).
158. Il faut, au contraire, distinguer, au sujet de l'application de notre article, entre les cas où le débiteur aliène un droit acquis et celui où il manque à acquérir un droit qui lui est offert. Cette distinction, déjà faite en droit romain, est très sage et doit être encore admise aujourd'hui. En effet, si les créanciers peuvent s'opposer à ce que le débiteur diminue leur gage, c'est qu'ils y ont eux-mêmes un droit acquis; mais ils ne peuvent exiger qu'il l'augmente: lors même qu'on offrirait une donation à leur débiteur, ils ne peuvent prétendre qu'il l'accepte, ni l'accepter pour lui, parce qu'il est seul juge de la convenance qu'il y a pour lui à recevoir une donation d'une personne quelconque, même honorable. En tout cas, lors même que les créanciers prétendraient un pareil droit, ce ne serait pas èn vertu de notre article, mais en vertu du précédent; or, il s'agit ici d'une de ces " simples facultés " dont l'exercice est exclusivement réservé au débiteur.
Au surplus, il y a un cas important où les créanciers peuvent aujourd'hui faire annuler un acte comme fait en fraude de leurs droits, tandis que le même acte n'aurait pu être annulé en droit romain, et cela, parce qu'aujourd'hui cet acte serait une " renonciation à un droit acquis," tandis qu'alors il n'eût été qu'un Il manquement à acquérir," c'est le cas où le débiteur renonce à une succession ouverte à son profit. En effet, aujourd'hui, en France (et il en est de même au Japon); l'héritier est saisi, investi de plein droit, de la succession de son auteur, même à son insû, dès le jour du décès (voy. c. civ. fr., art. 724); si donc il renonce plus tard à la succession, il ne manque pas à acquérir: il se dépouille, et les créanciers peuvent critiquer et faire annuler cette renonciation (art. 788 précité). Il en serait de même d'un legs universel ou particulier auquel le débiteur renoncerait: comme le legs lui est acquis de plein droit, au décès du testateur, la renonciation qu'il y fait est un dépouillement de droit acquis.
Malgré la généralité des termes de la loi, il va de soi que lés créanciers ne pourraient faire annuler comme frauduleux un acte d'aliénation portant sur des choses insaisissables: dans ce cas, les créanciers ne pourraient alléguer qu'il y a préjudice pour eux, puisque ce bien, en admettant qu'il fût aliénable, ne pourrait servir à les payer que par la pure volonté du débiteur.
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(l) Les expressions actif et passif sont consacrées pour exprimer les biens et les dettes s le Code civil et le Code de commerce français parlent plusieurs fois des dettes actives et passives (v. c. civ., art. 533; c. comm., art. 439, 444, 518).
(m) On peut même soutenir que les mots français " au préjudice des créanciers " sont la traduction des mots latins in prejudicium, qui se traduisent mieux: pour le préjudice que avec préjudice; or, "p 0 u r le préjudice" exprime suffisamment l'intention frauduleuse.