Art. 310. — 480. Si les servitudes méritent quelque protection de la part de la loi, c'est, comme on l'a dit au début de ce Chapitre et répété plusieurs fois, chemin faisant, parce qu'elles procurent ordinairement plus d'avantages au fonds dominant qu'elles ne causent de préjudice au fonds servant; mais du moment que cette utilité a cessé, du moment qu'elles ne sont plus exercées, il n'y a, pas de raison suffisante de laisser subsister l'assujettissement d'un fonds envers l'autre: la liberté respective des fonds doit être rétablie; c'est ce que fait la loi, lorsqu'il y a, trente ans de non-usage.
On a déjà rencontré une semblable disposition au sujet de l'usufruit (art. 102-4°).
La loi ne permet pas de distinguer si l'usa ge a été volontairement négligé ou s'il a été empêché par des circonstances majeures ou fortuites; le délai de trente ans est assez long pour que, dans ce dernier cas même, le titulaire de la servitude ait pu faire remettre les choses dans un état qui permette d'exercer la servitude. On peut donc, sans exagération, voir dans le non-usage une renonaiation tacite à la servitude, ce qui serait une exception à la règle posée par l'article 308; mais, du moment que ce mode d'extinction reçoit une autre qualification légale, il n'y a pas à insister sur son caractère de renonciation tacite.
481. Le 2e alinéa nous indique le point de départ du non-usage, suivant les diverses espèces de servitudes. Ainsi, s'il s'agit d'une servitude discontinue, comme celles de passage, de pacage ou de puisage, les trente ans commencent à courir depuis le dernier acte accompli en conformité à la servitude; s'il s'agit d'une servitude continue, comme elle s'exerce sans le fait de l'homme, il faut, pour concevoir le non-usage, "qu'il ait été fait un acte contraire à la servitude," comme disent le Code français (art. 607) et le Code italien (art. -667): telle serait la suppression d'une fenêtre d'aspect, pour la servitude de vue, ou la destruction d'une conduite d'eau, pour celle d'aqueduc.
Le présent article est plus exact, lorsqu'il exige "qu'il soit survenu un obstacle matériel au fonctionnement spontané de la servitude;" pr, cet obstacle n'est pas tou jours l'œuvre de l'homme, il peut aussi provenir de quelque accident, comme le suppose le 3e alinéa: enfin, s'il s'agit d'une servitude négative, nécessairement continue, le non-usage commencera du moment où le propriétaire du fonds servant aura contrevenu à la prohibition, en faisant l'acte que la servitude lui interdisait de faire. Ce cas particulier est peut-être celui qu'ont en vue les deux Codes précités: il est compris lui-même dans la formule plus large du Projet.
Le 3e alinéa ne présente pas de difficulté: la distinction qu'il présente quant aux frais de rétablissement de l'ancien état de choses est d'une équité évidente.
482. Le Projet n'a pas cru devoir s'expliquer sur un point- que cependant le Code italien a réglé (art. 669) et sur lequel il y a des doutes, en France: à savoir, s'il y a non-usage suffisant pour l'extinction d'une servitude continue, lorsque la destruction des ouvrages n'est pas complète, et qu'il en reste des vestiges." Rationnellement, si ces vestiges sont suffisants pour procurer un usage, même incomplet, de la servitude, celle-ci n'est pas éteinte: elle le sera dans le cas contraire; déjà l'article 308, ci-dessus, donne une solution analogue au sujet de la destruction volontaire des ouvrages ou de leur "mise hors d'usage."
483. Il est nécessaire d'examiner ici une question trop négligée en France et qui pourtant présente un grand intérêt: à savoir, si les servitudes légales s'éteignent par le non-usage, comme celles du fait de l'homme; la question est la même pour la renonciation et c'est peut-être même à ce sujet qu'on aurait dû l'examiner, car le non-usage n'est autre chose, comme on l'a dit plus haut, qu'une renonciation tacite.
De ce que l'article 290 a déclaré certaines règles communes aux deux sortes de servitudes, il n'en faut pas conclure, qu'elles le soient toutes: loin de là, on y trouverait plutôt un argument en sens contraire, a contrario (b).
Pour résoudre la difficulté, il faut se reporter à ce qui a été dit plus haut (p. 518) de la faculté de déroger, par le fait de l'homme, aux servitudes légales; or, on a vu que cette faculté doit être reconnue dans certains cas et déniée dans d'autres.
Les principes seront les mêmes pour la renonciation, soit expresse, soit tacite par non-usage.
De même qu'on ne pourrait, par convention, affranchir son voisin de l'accès, ou du passage en cas d'enclave, de l'obligation de recevoir les eaux qui découlent naturellement du sol supérieur, de l'obligation de subir le bornage ou la clôture, dans certains cas, de même, on ne pourrait l'en affranchir par une renonciation expresse ou par le non-usage.
Au contraire, comme on pourrait, par convention, affranchir son voisin de l'obligation d'observer les distances légales pour les vues ou pour certains ouvrages susceptibles de causer dommage, on a perdu le droit de faire boucher les vues ou supprimer les ouvrages lorsqu'on y a renoncé formellement ou lorsqu'on a laissé s'écouler le temps du non-usage sans exercer ce droit. On perdrait de même le droit légal d'aqueduc, si, l'aqueduc étant une fois établi, on avait laissé s'écouler trente ans sans qu'il fût en état de servir.. On aurait bien encore le droit de demander un nouveau passage pour les eaux, mais ce serait à charge d'une nouvelle indemnité, comme s'il s'agissait d'un premier exercice du droit-. Mais celui qui serait resté trente ans sans demander l'accès, le bornage ou la clôture, le passage des eaux, la cession de la mitoyenneté, n'aurait pas plus perdu la faculté légale qui lui appartient que ne l'aurait perdu un propriétaire qui serait resté trente ans sans bâtir ou sans planter sur son terrain. Les actes de pure faculté ne se perdent pas par le nonusage (comp. C. civ. fr., art. 2232).
S'il en est autrement lorsqu'il s'agit de faire boucher, après trente ans, des vues irrégulières, ce qui était, non plus une simple faculté, mais un droit proprement dit (c), c'est qu'il y avait, en même temps, possession d'ouvrages extérieurs et, par suite, prescription acquisitive du droit de vue, comme servitude du fait de l'homme.
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(b) C'est le cas d'appliquer un axiôme bien connu, mais dont il ne faut pas abuser: qui dicit de uno negat de altero celui qui affirme "pour un cas nie pour les autres cas."