Art. 206. — 303. Ce bénéfice du possesseur de bonne foi remonte au droit romain; mais alors on n'en donnait pas une raison suffisante.
Certains jurisconsultes disaient que le gain des fruits était une " indemnité de la culture et des soins donnés à la chose" (pro cultura et cura)-, mais cette raison était doublement mauvaise: 1° il y a des fruits qui naissent sans culture et sans soins, comme les coupes de bois, les foins et herbes des prairies, ce sont ceux qu'on appelle souvent fruits naturels, par opposition aux fruits industriels qui sont surtout le résultat des efforts et du travail de l'homme; or, on n'a pas tardé à admettre que le possesseur de bonne foi acquerrait les deux sortes de fruits, même ceux qui ne lui avaient demandé aucune culture; 2° si l'acquisition des fruits était la récompense des soins et de la culture, il n'y aurait pas de raison de la refuser au possesseur de mauvaise foi, car il a pu donner les mêmes soins à la chose et faire les mêmes travaux agricoles qu'un possesseur de bonne foi.
D'autres jurisconsultes disaient que " le possesseur de bonne foi est, quant aux fruits, presque comme un propriétaire" (b). Cette raison ne justifiait rien, parce qu'elle avait elle-même besoin d'une justification; elle donnait pour preuve du droit du possesseur son assimilation au propriétaire, laquelle était justement en question; c'était ce qu'on appelle une pétition de principe.
La véritable raison pour laquelle la décision du droit romain était bonne et doit être encore maintenue aujourd'hui, on l'a donnée dans l'Exposé (n° 262), c'est que le possesseur de bonne foi, ayant cru à la réalité de son droit, a, le plus souvent, disposa des fruits perçus, ou, s'il les a conservés, il a pu contracter des engagements auxquels il compte faire face avec ces fruits: "il a vécu plus largement" lautius vixit), disaient aussi les. jurisconsultes romains, dans des circonstances analogues, et la restitution de ces fruits serait souvent sa ruine. Or, s'il a commis quelque négligence, au moment où il a contracté et acquis la possession, le titulaire légitime du droit, en ne se faisant pas connaître, a commis une négligence plus grave encore, car elle est continue.
Cette raison n'est pas sujette aux objections précédentes: elle autorise à ne pas distinguer les fruits industriels, elle ne s'applique pas au possesseur de mauvaise foi, et elle ne résout pas la question par l'affirmation même de ce qui est en question.
304. Le présent article ne fait pas acquérir les fruits naturels au possesseur par le seul fait qu'ils sont séparés dit sol, comme pour l'usufruitier: il veut que ces fruits aient été perçus par le possesseur lui-même, ou par un tiers en son nom. Le motif de cette différence est que l'usufruitier acquiert les fruits en vertu d'un titre parfait, en vertu d'un droit proprement dit; il suffit que les fruits aient une existence distincte du fonds ou de la chose usufructuaire pour que son droit commence; il n'y a pas de raison sérieuse d'exiger de sa part un acte d'appréhension (c).
Au contraire, le possesseur de bonne foi, n'ayant pas traité avec celui qui pouvait lui conférer le droit même, n'a pas un titre légal aux fruits, par droit et par contrat: il ne peut les obtenir que par un bienfait de la loi, laquelle agit raisonnablement en subordonnant ce bienfait à une prise de possession qui rend le possesseur plus digne d'intérêt, puisque c'est alors aussi que le danger de ruine commencerait pour lui, s'il lui fallait restituer.
305. Cependant, en ce qui concerne les fruits civils, la loi assimile le possesseur de bonne foi à l'usufruitier: il acquiert ces fruits jour par jour, par conséquent, avant la perception. C'est une innovation par rapport au droit français (au moins par rapport à la doctrine et à la jurisprudence, car la loi est muette sur ce point): mais elle est facile à justifier.
Si le possesseur de bonne foi n'acquérait les fruits civils que par la perception, son droit ne dépendrait ni des lois de la nature, ni de sa propre diligence, mais de l'exactitude ou de l'honnêteté d'un tiers: il suffirait que le débiteur des fruits civils refusât ou tardât de les payer pour empêcher ou retarder l'acquisition du possesseur de bonne foi; dés poursuites, même un jugement obtenu, ne suffiraient pas à assurer son droit, si la revendication du légitime propriétaire survenait avant le payement. Cette solution est évidemment inadmissible, en raison et en équité, et il est surprenant qu'elle ait été admise en France sans sérieuse contestation. On la repousse ici, à l'égard du possesseur de bonne foi, pour les mêmes raisons qui l'on fait écarter pour l'usufruitier (v. n° 86).
306. Le 3e alinéa donne une solution nouvelle, déjà annoncée, pour une situation du possesseur qu'on peut considérer comme intermédiaire entre la bonne foi accompagnée d'un juste titre et la mauvaise foi avec ou sans juste titre.
Lorsque le possesseur se croit propriétaire ou croit avoir tout autre droit qu'il exerce, sans qu'il soit cependant intervenu en sa faveur, de la part d'un tiers, un acte juridique de nature à lui conférer ce droit, on ne peut dire assurément qu'il soit de mauvaise foi: son honnêteté est certaine et mérite quelque considération; mais on ne peut non plus le traiter aussi favorablement que le possesseur de bonne foi qui a un juste titre.
Rappelons d'abord les hypothèses vraisemblables où le possesseur peut être de bonne foi sans avoir un juste titre. Le cas le plus fréquent sera celui où quelqu'un, se croyant héritier légitime, se sera mis en possession des biens d'une succession, alors qu'un héritier plus proche le prime ou qu'un testament qu'il ignore le dépouille. Citons encore le cas où un véritable héritier a considéré comme bien de la succession un immeuble qui n'en faisait pas partie. Ce sont là des erreurs de fait. Ajoutons le cas d'une erreur de droit qui a fait croire au possesseur qu'un titre originairement précaire avait été interverti et transformé en juste titre, en dehors des deux cas prévus à l'article 197. Enfin, ajoutons le cas d'un titre putatif déjà signalé plus haut (n° 284) (1).
307. La doctrine et la jurisprudence françaises qui n'hésitent pas à refuser à ce possesseur le bénéfice de la prescription de dix ans, et le traitent à cet égard aussi sévèrement que le possesseur de mauvaise foi, sont presque unanimes, au contraire, pour lui reconnaître, quant aux fruits, les mêmes avantages qu'à celui qui a en même temps juste titre. S'il y a quelque divergence d'opinion, c'est pour tomber dans la solution extrême qui ne laisse plus à ce possesseur aucun bénéfice de son honnêteté.
Il semble pourtant bien naturel de faire à ce possesseur une situation intermédiaire quant à ses avantages, comme elle l'est quant à la nature de sa possession. Les principes généraux, d'ailleurs, fournissent aisément la solution, sinon en droit positif français, au moins en droit naturel et pour une loi à faire.
Pour la prescription abrégée (quinze ans dans le Projet), on ne peut hésiter à lui en refuser bénéfice: il n'a pas juste titre et son erreur ne peut lui en tenir lieu.
Pour les fruits, rappelons que la loi et la raison naturelle ne les donnent au possesseur de bonne foi qui a juste titre que parce que celui-ci paraît plus digne d'intérêt que le propriétaire, comme ayant une moindre imprudence à s'imputer; mais, on ne peut plus dire de même du possesseur dont l'erreur n'est pas fondée sur un juste titre: quand, par exemple, il s'est cru héritier sans l'être, ou quand il a cru héréditaire un bien qui ne faisait pas partie de la succession, il est contraire à toute justice et à toute raison qu'il trouve dans sa croyance, plus ou moins téméraire, le principe d'une acquisition des fruits au préjudice du propriétaire.
Si, au moment où la revendication du bien a lieu contre lui, il a encore tout ou partie des fruits en réserve, n'est-il pas choquant qu'il les conserve, en alléguant une erreur qui n'a rien de plausible, qui n'est peut-être qu'une ignorance de la loi?
En pareil cas, il s'enrichirait évidemment du bien d'autrui sans cause légitime. Même objection, s'il a consommé les fruits d'une manière qui l'a enrichi, par exemple, s'il les a vendus et si le prix en est encore du ou même payé et non dépensé, ou s'il les a employés à nourrir ou chauffer lui et les siens, quand ce sont des objets de consommation indispensables, comme du riz ou du bois: dans ce cas " il est enrichi de ce dont il a: épargné son propre argent " (d).
308. Mais voici la part que l'équité exige qu'on fasse à son honnêteté, pour ne pas dire à sa bonne foi proprement dite: il ne faut pas non plus que la négligence du propriétaire, qui a plus ou moins favorisé ou prolongé l'erreur du possesseur, entraîne la ruine de celui-ci et l'expose à restituer des fruits qu'il n'a plus, ni en nature, ni en valeur équivalente. De là, la solution du texte: le possesseur sera dispensé de restituer " ce qu'il n'a plus et dont il n'est pas enrichi."
En même temps, la loi tranche la question du fardeau de la preuve (de l' omis probandi) ce ne sera pas au propriétaire revendiquant à prouver combien le possesseur est enrichi des fruits: il lui suffira de prouver ce que le possesseur a perçu de fruits, et même il y aura présomption de fait que le possesseur a perçu les fruits ordinaires du fonds; ce sera ensuite au possesseur à prouver, soit qu'en fait il a perçu moins de fruits, soit que, les ayant perçus, il en a perdu, donné ou consommé tout ou partie, sans profit appréciable.
Ainsi paraissent conciliés les deux intérêts opposés et les principes généraux du droit et de la justice.
309. Le dernier alinéa du présent article suppose que la bonne foi a cessé, par une cause quelconque, au cours de la possession, c'est-à-dire que le possesseur a reconnu que le droit ne lui appartenait pas.
Le bénéfice de la bonne foi cesse pour l'avenir, c'est- à-dire quant aux fruits à percevoir ou à échoir; mais les fruits déjà perçus ou échus restent acquis au possesseur, sous les distinctions qui précèdent, quand même la revendication du légitime propriétaire ne serait exercée que depuis la cessation de la bonne foi.
La loi a dû s'exprimer nettement à cet égard, pour bien fixer la différent entre la bonne foi requise pour l'acquisition des fruits et celle requise pour la prescription acquisitive de la chose ou du droit: pour cette dernière, la mauvaise foi survenue au cours de la possession ne nuit pas au possesseur, comme on le justifiera au sujet de la prescription (v. n° 347).
On dit généralement que la demande en justice faite contre le possesseur a pour effet de le constituer de mauvaise foi; cette formule n'est pas bonne et le Projet a soin de l'éviter. En effet, souvent le possesseur de bonne foi est tellement convaincu de l'existence de son droit que la demande ne change pas l'opinion qu'il en a; cependant, il ne serait pas juste que, malgré la demande et la diligence du vrai propriétaire ou autre titulaire légitime du droit, le possesseur continuât à gagner les fruits perçus pendant le procès, lequel peut durer longtemps. La loi satisfait à ces deux idées en privant le possesseur des avantages de la bonne foi, sans lui donner la qualification de possesseur de mauvaise foi, et encore, elle y ajoute la condition (qui, de toute façon, aurait été sous-entendue), que la demande ait été définitivement admise: car si la demande est finalement rejetée, la bonne foi du possesseur recouvre toute sa force, même pour le temps où le procès a été pendant.
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(b) Quod ad fructus attinet> possessor bonœ Jidei loco domin penè est.
(c) Les lois modernes s'écartent ici tout à fait du droit romain, lequel exigeait, au contraire, un acte d'appréhension de la part de l'usufruitier, et se contentait pour le possesseur de la séparation des fruits, même par accident. On voit que, si le droit romain est souvent suivi encore aujourd'hui, ce n'est pas aveuglément.
(1) Le. nouveau texte exprime ce qui n'était que dans ce Commentaire, à savoir qu'ici la bonne foi, même provenant d'une erreur de droit, suffit à faire acquérir les fruits.
(d) Les Romains le disaient, en propres termes, dans des cas analogues: locupletior factus est quatenus pecuniœ suœ pepercit.