Art. 32. — 57. Il y a déjà ici une grave limite au droit de propriété; le propriétaire n'a pas un droit absolu de conserver sa chose: il peut être tenu de la céder, soit à l'Etat, soit au département ou à la commune, dans un intérêt général légalement constaté.
La loi emploie le mot " céder" parce qu'il est usité depuis le Code civil français; mais, il serait plus exact de dire abandonner, car la cession, l'aliénation, suppose une convention, un accord de volontés, qui ne peut être valable qu'autant que ces volontés sont libres; or, ici, il y a contrainte, il y a donc privation, sacrifice de la propriété, et ce sont, en effet, les expressions employées par les Constitutions françaises, tant antérieures que postérieures au Code civil.
Cependant, il peut y avoir cession volontaire, car le propriétaire qui sait qu'il ne peut se soustraire à l'expropriation forcée, préfère souvent une cession amiable à une procédure lente et compliquée. S'il n'y a pas accord sur la fixation de l'indemnité, elle est réglée par un jury, sans que la cession cesse d'être amiable: le jury fait alors l'office d'arbitre.
58. On remarquera aussi que la loi fonde l'expropriation forcée sur " l'utilité publique" et qu'elle n'exige pas la nécessité. C'est encore la disposition du Code français; mais les Constitutions qui l'avaient précédé exigeaient la " nécessité publique:" c'était, par un scrupule exagéré, interdire l'expropriation pour l'embellissement des villes, pour l'établissement de palais, musées ou jardins nationaux. Il est bon cependant d'embellir les villes, pourvu qu'on n'exagère rien (b).
L'expropriation pour cause d'utilité publique n'est pas, comme on pourrait le croire, une institution moderne. Elle a pris de nos jours, il est vrai, une grande extension: sans elle, l'Europe et l'Amérique n'auraient pu être sillonnées de routes, de canaux et de chemins de fer; mais on en retrouve les premières applications chez les Romains et même chez les Grecs.
Le principe sur lequel se fonde l'expropriation est que le bien public doit primer l'intérêt particulier. Il serait, assurément, déplorable et odieux que la mauvaise volonté ou les exigences d'un propriétaire obstiné ou cupide missent obstacle à l'exécution de ces grands travaux publics si favorables à l'agriculture, à l'industrie et au commerce, ou qu'elles obligeassent à détourner une route, un canal ou un chemin de fer de la direction la plus courte ou la plus favorable.
Mais la loi ne peut non plus demander à un particulier de sacrifier sa fortune au bien public, elle ne peut lui demander que le sacrifice de ses convenances personnelles: on ne lui prendra pas son bien, on le lui achètera et, généralement, il lui sera payé avantageusement. L'indemnité doit être 'préalable à la dépossession, afin que l'exproprié ne courre pas le risque d'attendre ou d'être obligé de faire des réclamations et démarches qui pourraient lui être pénibles. Elle doit, d'ailleurs, être réglée d'une façon qui soit à l'abri de la critique. La loi française veut encore qu'elle soit junte. Mais quand pourra-t-on dire que l'indemnité est juste ? Evidemment, c'est quand elle aura été réglée à l'amiable entre l'administration et l'exproprié, ou quand elle aura été fixée par une autorité compétente ayant un caractère de juridiction.
En France, l'indemnité est fixée par un jury de propriétaires locaux (Loi du 3 mai 1841, art. 29 et s.).
Le Projet se borne à renvoyer à la législation spéciale qui sera faite certainement sur ce point au Japon.
La loi sur l'expropriation déterminera aussi les formalités qui devront précéder la déclaration d'utilité publique et les autorités compétentes pour la prononcer (c).
59. La loi n'autorise ici, d'une manière générale, l'expropriation forcée, que pour les immeubles. Ce n'est pas que la propriété des meubles doive être, par sa nature, plus inviolable que celle des immeubles; mais on comprend moins que l'expropriation d'un meuble soit utile à l'intérêt général: on ne pourrait guère l'admettre que pour dés objets d'art très anciens qui pourraient manquer à un musée national et constituer une lacune grave pour une époque; mieux encore, pour des documents originaux qui seraient importants pour l'histoire nationale. L'expropriation mobilière pourrait encore s'appliquer, avec des motifs plus puissants, aux droits de l'inventeur d'une découverte scientifique ou de l'application nouvelle d'un procédé connu qui pourrait être important pour la guerre et pour la défense nationale et dont on voudrait empêcher la vente par l'auteur à une puissance étrangère; il pourrait s'agir aussi d'une découverte qui favoriserait l'industrie nationale et que son auteur pourrait être disposé à vendre à l'industrie étrangère. Enfin, on pourrait considérer comme expropriation mobilière les rachats forcés de droits de péage et de concessions de monopoles de transport par terre ou par eau.
L'article 32, en exigeant une loi spéciale pour les expropriations de meubles, a pour but de mettre obstacle à leur trop grande facilité: par cela même qu'elles ne se rattacheraient pas, comme l'expropriation des immeubles, à des travaux plus ou moins considérables et déjà très coûteux pour l'Etat, l'administration pourrait avoir une tendance exagérée à exercer un pareil droit. La nécessité de l'intervention du pouvoir législatif sera, pour les particuliers, une garantie sérieuse de la réalité de l'utilité publique.
La loi excepte de cette condition d'une loi spéciale deux matières déjà plus ou moins réglées, au Japon comme ailleurs: le droit de préemption (d) en matière de douanes et les réquisitions de denrées en temps de calamités publiques: pour ces dernières, l'urgence ne permettrait pas de recourir au pouvoir législatif.
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(b) Les Constitutions françaises, en proclamant le principe de l'expropriation pour cause d'utilité publique, avec ses conditions et limites dans l'intérêt des citoyens, en ont fait un principe constitutionnel, à l'abri, par conséquent, des variations législatives auxquelles sont sujettes la plupart des autres matières du droit public et privé.
Il en est de même au Japon, d'après la récente Constitution (art. 27).
(c) Les Règlements actuellement en vigueur ne sont que provisoires et laissent à désirer.
(d) Le mot préemption vient du latin pl'æ, avant, emere, acheter: c'est le droit pour quelqu'un d'acheter une chose avant tout autre.