Art. 31. — 52. On a beaucoup discuté en Europe, surtout depuis un siècle, sur le caractère et la légitimité de la propriété, au moins de la propriété du sol. Certains publicistes ont prétendu qu'elle était une création de la loi positive, et la conséquence de cette opinion serait que la loi pourrait toujours, à son gré, modifier la propriété, la restreindre et même la supprimer; c'est ainsi qu'on a pu proposer de ne reconnaître qu'un seul propriétaire foncier qui serait l'Etat; sauf, par lui, à faire aux particuliers des concessions temporaires de jouissance, moyennant une redevance.
Cette théorie, qui est une des formes du socialisme moderne, est moins nouvelle que ne le croyent peut-être ses partisans: elle se trouve avoir été appliquée, au moins en partie et avec quelques différences de forme et de noms, dans les Républiques grecque et romaine, plus tard, sous l'Empire romain, et aussi, à une époque moins éloignée, sous la féodalité européenne et dans quelques monarchies absolues.
Il ne serait pas difficile de la trouver dans l'ancienne féodalité japonaise.
Ce n'est pas ici le lieu de discuter cette théorie, plus spéculative que législative.
Le Japon est entré résolument dans une voie nouvelle, surtout en législation; mais s'il innove dans ses institutions politiques, économiques et civiles, ce n'est pas pour expérimenter des systèmes nouveaux plus ou moins téméraires: c'est pour s'appliquer le fruit de l'expérience des autres pays, et il accueille seulement les systèmes que le temps et la pratique des nations les plus sages et les plus éclairées ont démontré être justes et utiles.
Déjà, au Japon, la propriété foncière peut appartenir aux particuliers, pleine et entière, comme celle des objets mobiliers. Quand l'Etat, les départements et les communes y sont propriétaires, comme on l'a vu aux articles 1er et 24, ils le sont au même titre que les particuliers: les uns et les autres sont soumis à la loi commune. Mais ce n'est pas la loi qui crée leur droit: elle ne fait que le reconnaître, le consacrer et le garantir j le seul cas où, peut-être, on pourrait voir l'effet direct et exclusif de la loi positive, serait celui où elle attribue à l'Etat la propriété des immeubles sans maître particulier et des successions en déshérence (art. 637 bis); mais là encore, il serait facile d'établir que la loi n'est que l'organe d'un principe de raison et de justice, d'une loi naturelle.
Le Projet, sans prétendre interdire la discussion théorique de la nature et de l'origine de la propriété, fait donc acte de sagesse et de raison, en proclamant qu'à ses yeux la propriété est " de droit naturel."
53. Le mot français "propriété" vient directement du latin (proprietas) et il exprime l'idée que la chose est l'objet d'un droit spécial, particulier, propre à un individu.
La propriété, cependant, pourrait être collective, appartenir à plilsieurs; mais la chose leur serait toujours propre, particulière, par rapport aux autres.
La loi indique, dans sa définition, les trois principaux avantages ou droits que donne la propriété:
User, c'est tirer de la chose une utilité, des services continus: comme habiter une maison, employer un animal à des travaux, se servir d'un objet mobilier;
Jouir, c'est tirer d'une chose des produits, des revenus périodiques, comme les fruits d'un fonds de terre, les petits des animaux, le lait, la laine, etc.;
Disposer, c'est faire de la chose un usage qui ne se renouvellera pas pour le propriétaire, un usage final qui la fait sortir de son patrimoine: par exemple aliéner (a).
Ces trois droits: usage, jouissance, disposition, sont souvent réunis, mais ils peuvent aussi Être séparés. La propriété est dite pleine, quand ils sont réunis; elle est dite démembrée, quand l'usage ou la jouissance sont séparés du droit de disposer; ces deux droits, envisagés isolément, sont alors appelés démembrements de la propriété.
54. On verra, dans la suite, que les droits de créance ou droits personnels sont susceptibles d'une condition ou d'un terme (art. 421 et suiv.) et qu'il en est de même des droits réels secondaires, de ceux qui ne sont que des démembrements de la propriété, comme l'usufruit et le bail, et de ceux qui sont des garanties de créances, comme le gage et l'hypothèque.
En est il ainsi du droit de propriété lui-même ?
On ne peut douter qu'il puisse être subordonné à une condition, soit suspensive, soit résolutoire.
On doit répondre négativement pour le terme.
Ce n'est pas ici le lieu de s'arrêter longtemps sur ces modalités ou manières d'être dont les droits peuvent être affectés: il suffit de dire ici que la condition est " un événement futur et incertain duquel on fait dépendre l'existence d'un droit." On peut faire dépendre de cet événement, soit la naissance du droit, soit son extinction: dans le premier cas, la condition est dite suspensive; dans le second, elle est dite résolutoire. En réalité, la condition est toujours suspensive; mais, tantôt elle suspend la naissance du droit, tantôt elle en suspend la résolution fv. art. 428 et s.).
Deux exemples feront bien comprendre ce double effet de la condition.
Je donne ou vends ma maison à quelqu'un, " si je suis nommé juge dans une autre province." Jusqu'à ce que ma nomination arrive, le droit de l'acquéreur est en suspens, est incertain; l'acheteur ou le donataire n'aura peut-être même jamais la propriété, car je puis n'être jamais nommé conformément à mes prévisions: c'est la condition s uspensive.
Au contraire, je vends ou donne ma maison, après avoir été nommé juge dans une autre province; mais, je prévois que je pourrais revenir un jour dans l'ancienne province, avec un rang plus élevé ou après ma démission; dans ce cas, il m'importerait de recouvrer la propriét"; de ma maison: je stipule donc, lors du contrat, que " si je reviens dans la même province, par démission ou autrement, le droit de propriété me fera retour;" c'est la condition résolutoire.
Ces deux conditions ne sont pas, comme le terme, inconciliables, incompatibles avec le droit de propriété. Elles ont, en effet, un caractère particulier que ne présente pas le terme, c'est l'effet rétroactif de l'événement, lorsqu'il s'accomplit.
Supposons que j'aie aliéné ma propriété sous la condition suspensive prévue plus haut: tant que la condition n'est pas accomplie, j'ai gardé la qualité de propriétaire et le droit de disposer; puis, si la condition s'accomplit, mon droit cesse, il passe au nouveau propriétaire; mais il est acquis à celui-ci rétroactivement, c'est-à-dire, en remontant au jour où la convention a été faite; de sorte que les aliénations que j'ai pu faire sont frappées de nullité: elles sont résolues, comme mon droit l'est lui-même. Par contre, les aliénations qu'aurait faites l'acquéreur, en prévision de l'accomplissement de la condition, sont validées: elles étaient en suspens, elles sont devenues définitives; la condition, qui était suspensive pour mon acquéreur, est donc résolutoire pour moi.
Supposons, en sens inverse, que j'aie aliéné ma propriété, en me réservant de la recouvrer au cas de tel événement, c'est-à-dire que je l'aie aliénée sous condition résolutoire. Le droit de disposer appartient présentement à mon acquéreur; mais, si l'événement prévu s'accomplit, la propriété me reviendra, libre de tous les droits dont il aurait pu la grever, lesquels seront résolus avec le sien même.
Cette condition est dite résolutoire, du côté de l'acquéreur; mais elle est suspensive, de mon côté; en sorte que, si j'avais moi-même disposé, en prévision de l'accomplissement favorable de la condition, les actes que j'aurais faits seraient validés.
On voit que, dans les deux cas, le droit de disposer, quoiqu'incertain pour les deux parties, n'existe toujours que d'un côté et c'est l'événement ou la défaillance de la condition qui le fait connaître rétroactivement.
55. Rien de pareil ne se rencontrerait dans le terme, parce qu'il ne rétroagit pas (v. art. 423 et s.).
L'adjonction d'un terme à la propriété serait incompatible avec le droit de disposer qui en est l'essence, aussi bien l'adjonction d'un terme initial (a quo: à partir duquel) que celle d'un terme final (ad quem: jusqu'à la fin duquel).
Supposons, en effet, que quelqu'un doive être propriétaire dans dix ans (terme a quo), il y aura donc un autre propriétaire présent, actuel, dont le droit cessera dans dix ans Or, celui-ci pourra-t-il disposer valablement de la chose pendant ces dix ans ? S'il le peut, il aura ainsi le moyen, par une aliénation ou par un acte destructif de la chose, d'anéantir la faculté de disposer chez celui qui doit lui succéder dans le droit, ce qui est inadmissible; s'il ne le peut, c'est lui qui n'aura d'un propriétaire que le nom (v. n° 79 et T. 11, nos 128 et 140).
Le terme ne peut donc être attaché à la propriété.
Il pourrait être attaché à la prise de possession; rien n'est même plus fréquent; mais c'est tout différent et sans difficultés.
56. Dans tous les pays, le droit de propriété est le plus étendu qu'une personne puisse avoir sur une chose, mais il n'est pas absolu, comme le dit, par inadvertance sans doute, le Code français (aa). Si étendu qu'il soit, il a des limites établies dans l'intérêt général et dans celui des voisins; il est aussi quelquefois limité dans l'intérêt du propriétaire lui-même. Ces limites sont, pour la plupart, posées par la loi: on en rencontrera un grand nombre, tant dans le présent Chapitre que dans celui consacré aux Servitudes foncières; il en est posé aussi par les Règlements administratifs ou de police. Mais il y a aussi des limites ou conditions apportées aux droits du propriétaire par des conventions auxquelles il a pris part: notamment, lorsqu'il a consenti à un autre un droit d'usage, d'usufruit, de servitude ou de bail. Enfin, des limites peuvent être apportées par testament, lorsque la propriété a été léguée avec réserve d'une servitude pour un fonds resté à l'héritier; on peut aussi, par testament, sans enlever un fonds à son héritier, grever ce fonds, au profit du fonds voisin, d'une servitude que l'héritier sera tenu de respecter (voy. art. 295).
----------
(a) Les Romains disaient abusus (usage qui détruit, qui enlève).En français, abuser a le même sens, mais se prend en mauvaise part.
(aa) Encore moins est-il le plus absolu !