Art. 1474 et 1475. -N° 339. Le Projet réunit ici en deux Chapitres les diverses conditions (il y en a six) requises pour la prescription acquisitive, tandis qu'elles sont placées au Code français dans deux Chapitres différents et non contigus, l'un traitant "des causes qui empêchent la prescription (Chap. m), l'autre " du temps requis pour prescrire (Chap. v).
Comme la prescription acquisitive des immeubles est très différente de celle des meubles, par ses conditions, on a consacré un Chapitre distinct aux deux sortes de biens.
On sait que le fondement de la prescription acquisitive est la possession.
La possession a été l'objet d'un Chapitre spécial, au Livre IIe, on n'a donc pas à revenir sur sa nature complexe, de fait et de droit (v. T. lor, nos 253 et 254). Mais on a précisément réservé celui de ses effets qui est de mener à la prescription (art. 211), et cela va nous remettre en présence de ses diverses espèces (v. art. 191 et s.).
340. La première condition pour que la possession d'un immeuble mène à la prescription est qu'elle soit 'à titre de propriétaire" (cum animo domini); c'est la possession "civile," opposée à la possession simplement " naturelle" (nuda detentio); elle est encore opposée à la possession " précaire," où le possesseur, par son titre même, reconnaît un autre maître de la chose, la possède pour un autre (pro altero) (a).
341. La possession doit encore être Il continue," c'est-à-dire, suivant notre article 1475, se révéler "par des actes de maître aussi rapprochés et réguliers que l'usage de la chose le comporte il est clair que la possession d'une terre en culture, d'une rizière ou d'un bois, n'exige pas la présence du possesseur ou d'un de ses représentants, comme la possession d'une maison ou d'un jardin; mais la possession d'une terre labourable ou d'une rizière cesserait d'être continue si le possesseur en avait négligé la culture pendant un an, ou même pendant la moitié de l'année, lorsque l'usage local des autres propriétaires est de tirer deux récoltes différentes de sols de la même nature que celui qui est possédé.
Nous supposons, avec le texte de notre article 1475, que c'est par négligence ou " volontairement " que le possesseur n'a pas cultivé; la déchéance n'a donc pas lieu au cas d'obstacle temporaire résultant d'une force majeure (v. art. 1443, 3e al. et n° 283).
La discontinuité une fois établie, la prescription ne doit être comptée que depuis la reprise de la possession: sous ce rapport, elle produit le même effet que l'interruption, et même un effet plus nuisible au possesseur, car cet effet est toujours absolu (ergà omnes), tandis que l'interruption n'a un effet absolu que lorsqu'elle est naturelle (v. art. 1444), non lorsqu'elle est civile, auquel cas, l'effet n'est que relatif à celui qui a fait l'interruption (v. n° 284).
Il ne faut donc pas confondre la "discontinuitéOt avec la " suspension " de la prescription: en cette matière, le sens technique des mots n'est pas toujours d'accord avec leur sens vulgaire. On a vu avec détails, au Chapitre précédent, ce qu'est la suspension: c'est un effet légal de certaines circonstances qui empêchent de compter comme utile une possession qui avait d'ailleurs tous les caractères requis pour mener à la prescription.
Il ne serait pas exact non pl,)s d'ajouter aux conditions requises la Il non suspension," comme on y ajoute „ la non interruption," parce que la suspension n'empêche pas la prescription, elle la retarde seulement: la prescription suspendue compte pour le passé; le temps de la prescription interrompue est réputé non avenu.
342. La troisième condition, ”la non interruption," nous est connue par le Chapitre iri: il n'y a pas à y revenir; il suffit de rappeler qu'une nouvelle prescription peut recommencer dès que la cause d'interruption a pris fin.
343. La quatrième condition est que la possession soit Il paisible;" son opposé est la possession "violente," celle qui est ”obtenue ou conservée par la force ou la menace" (v. art. 196): rien ne serait plus contraire à la présomption d'acquisition légitime qu'une possession obtenue ou conservée par la violence.
Une différence est d'ailleurs à noter entre la violence originaire employée pour acquérir la possession et celle dont on aurait usé pour la conserver: celle-ci serait plus nuisible que la première, à cause de sa continuité. Si la violence originaire n'avait été suivie d'aucune tentative de fait ou de droit, de la part du vrai propriétaire, pour recouvrer sa chose, le vice pourrait être considéré comme purgé après un certain temps reconnu par le tribunal, lorsque la question de prescription lui serait soumise, et c'est de ce moment que la prescription serait comptée utilement. De même, en cas de violence à l'effet de conserver la possession, on compterait la prescription à partir du moment où elle aurait manifestement cessé.
Mais, sur ce point encore, une grande précaution est nécessaire: la menace peut durer sans être renouvelée; c'est ce qui arriverait si le propriétaire, intimidé par une menace faite contre lui ou les siens, s'était abstenu de réclamer en justice, de peur que les menaces ne fussent mises à exécution: ce qu'on doit considérer c'est plutôt la crainte du propriétaire (met us) que la menace ellemême du possesseur, et la prescription ne devrait être comptée qu'à partir du moment où la crainte aurait dû cesser, par le changement des circonstances ou des personnes intéressées (comp. art. 334; T. II, n° 83).
344. La cinquième condition est que la possession ait été "publique;" la possession non publique est dite "clandestine" (v. art. 196). C'est encore là une condition en parfait accord avec le caractère de présomption que nous attribuons à la prescription.
On a établi sous l'article précité (T. Ier, n° 287) que les deux vices de violence et de clandestineté de la possession ne sont que relatifs (ab adversario) et qu'ils n'empêcheraient pas la prescription de courir contre l'intéressé qui n'aurait pas été l'objet de la violence ou qui n'aurait pas ignoré la possession clandestine. Il n'en est pas de même de la précarité qui, excluant l'intention d'avoir la chose à soi, à titre de propriétaire (l'animus domini), empêche la possession d'être civile (ib., n° 289).
345. On remarquera que le Projet n'indique pas une condition requise par le Code français, à savoir que la possession soit u non équivoque." Il a toujours paru difficile de comprendre à quel vice de possession le Code a fait allusion; s'il a voulu dire que les qualités précédemment requises doivent être claires, évidentes, il a dit une chose inutile: toute personne qui se prévaut d'une qualité, d'un fait, d'une circonstance, pour en tirer avantage, doit faire la preuve de ce qu'elle avance, c'est le principe qui ouvre la matière des preuves, dans le Code français (art. 1315) comme dans le Projet japonais (art. 1314).
Il est vraiment singulier que ce soit quand le Code français veut exclure l'équivoque qu'il en encoure précisément lui-même le reproche.
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(a) C'est en ce sens que le Code français dit: " le possesseur ne peut prescrire contre son titre" (art. 224,0). Il est moins heureux lorsqu'il dit que "le débiteur peut prescrire contre son titre" (art. 2241). Nous y reviendrons au sujet de la prescription libératoire (v. n° 368).