Art. 243 et 244. -375. Le premier de ces articles correspond à l'article 644 du Code français et à l'article 543 du Code italien, avec quelques additions.
On a emprunté à ce dernier Code une condition qui manque au Code français: à savoir, que le cours d'eau qui n'appartient pas au domaine public n'appartienne pas non plus à un particulier; on lui a emprunté également le droit d'user de l'eau pour l'industrie.
On a ajouté aux deux Codes: 1° le droit de se servir de l'eau pour les usages domestiques, lesquels sont encore plus favorables que l'irrigation et l'exploitation industrielle, 2° le droit de pêche qui mérite d'être mentionné.
Ainsi que le dit le Projet, avec les deux Codes étrangers précités, il ne s'agit pas ici des eaux faisant partie du domaine public; or, les eaux qui ont ce caractère sont les fleuves, les rivières navigables ou flottables et les canaux de navigation, avec leur lit (v. art. 23).
On sait que les fleuves sont les cours d'eau navigables qui se jettent directement dans la mer. Les rivières se jettent elles-mêmes dans les fleuves ou dans les grands lacs (/); on les appelle navigables, quand elles peuvent porter des bateaux de marchandises (g), et flottables, lorsque, à cause de leur peu de profondeur, elles ne peuvent porter que des trains de bois.
Les cours d'eau plus petits encore peuvent être simplement flottables à bûches 'perdues, c'est-à-dire qu'on peut livrer à leur courant les bois coupés dans les lieux élevés, pour les recueillir à leur jonction avec un cours d'eau plus considérable ou avec un chemin public. Des règlements administratifs sont nécessaires pour fixer les obligations respectives des flotteurs et des riverains. Mais ces cours d'eau ne sont pas compris dans la qualification de " flottables," lorsqu'on l'emploie sans aucune addition; en tout cas, ils ne font pas partie du domaine public, non plus que les simples ruisseaux, lorsque d'ailleurs les uns ou les autres ne sont pas des dépendances d'un bien de ce domaine.
Quant aux canaux, ils ne sont du domaine public que s'ils peuvent porter des bateaux; il n'y en a guère qui ne puissent porter que des trains de bois, car, étant le résultat d'un travail de l'homme, ils ne seraient pas creusés pour une si faible utilité; les canaux qui ne sont pas de navigation ne sont plus que de simples aqueducs.
376. En présence de cette double condition: à savoir, que les cours d'eau dont il s'agit ici n'appartiennent ni au domaine public ni à des particuliers on se demandera à qui ils peuvent appartenir.
En France, il a régné jusqu'ici une grande incertitude sur le point de savoir à qui appartiennent les cours d'eau qui ne font pas partie du domaine public Les uns les attribuent au domaine privé de l'Etat; les autres, aux riverains; d'autres disent qu'ils n'ont pas de maître et n'en peuvent avoir, c'est-à-dire qu'ils sont choses communes; d'autres distinguent entre le lit et l'eau courante, et c'est l'opinion qui semble la plus raisonnable: le lit serait la propriété des riverains et l'eau courante serait commune. Cette solution, paraît devoir être adoptée dans le nouveau Code rural français actuellement soumis aux Chambres et déjà voté en partie (h).
On la propose pour le Japon: elle concilierait les divers intérêts et concorderait le mieux avec d'autres dispositions de la loi: notamment, d'une part, avec les limites au droit des riverains d'user de l'eau à son passage, telles qu'elles sont portées par le présent article et, d'autre part, avec le droit pour les riverains de profiter des îles et îlots qui se forment dans ces cours d'eau, ainsi que du lit abandonné par un changement de direction (voy. Livre IIIe, art. 617 et 620). Cela n'exclut pas, pour l'autorité administrative, le droit de police et de réglementation de l'usage des eaux et de la pêche (v. ci-après, art. 248); car l'administration a le droit et le devoir de sauvegarder les choses communes, ce que les particuliers ne peuvent pas faire eux- mêmes.
Tel est le caractère des cours d'eau auxquels s'appliquent nos deux articles et les quatre articles suivants les riverains ont la propriété du lit et ils ont seulement Vusage privilégié de Veau courante (1).
377. Il n'est pas inutile de justifier un peu plus au long cette distinction entre le lit du cours d'eau et l'eau courante elle-même.
Que le lit appartienne aux riverains ou à ceux dont le cours d'eau traverse la propriété, il y a là une chose toute naturelle; il serait déraisonnable et inadmissible en pratique que le domaine public ou le domaine privé de l'Etat fût ainsi interposé entre les propriétés privées: ce serait une source de difficultés continuelles; l'objection serait la même si l'on voulait reconnaître la même nature de bien à l'eau courante.
Théoriquement, on comprendrait que l'eau courante appartînt au propriétaire dans le fonds duquel elle prend sa source; ce pourrait être l'Etat, un département, une commune ou un particulier; mais un cours d'eau, dans son chemin, ne tarde pas à en rencontrer d'autres qui le grossissent et, bientôt, il y aurait cumul de plusieurs droits de propriété sur une eau courante, ce qui serait une source de difficultés inextricables. Il e..,t bien plus naturel et tout aussi juste que la propriété de l'eau courante soit perdue pour le propriétaire de la source originaire, dès que l'eau est sortie de son domaine: elle ne devient pourtant pas sans maître, afin qu'il ne soit pas permis au premier occupant de s'en emparer, surtout au riverain ou à celui dont l'eau traverse l'héritage: la loi, d'accord avec la raison et l'intérêt public, la déclare commune, c'est-à-dire que personne n'en a et n'en peut acquérir la 'propriété et que tout le monde en a l'itsage: en première ligne, se trouvent les riverains ou les propriétaires à travers le fonds desquels passe le cours d'eau, et ceux-ci ont une sorte de privilége que nos articles déterminent; ils peuvent même empêcher la prise d'eau chez eux, par les tiers; par conséquent, celui qui, en fait, aurait puisé de cette eau pourrait avoir commis une faute en entrant sur le fonds d'autrui; mais il n'aurait pas commis une " soustraction de la chose d'autrui," c'est- à-dire un vol.
378. La distinction une fois faite entre les eaux qui font partie du domaine public et celles qui n'y rentrent pas, il n'y a plus à tenir compte, parmi ces dernières, de leur importance ou de leur exiguité (sauf ce qui a été dit des cours d'eau " flottables à bûches perdues: " le plus petit filet d'eau séparant deux propriétés ou traversant un fonds doit être respecté, sinon dans son intégrité, au moins dans son existence; il est en effet, très important pour les propriétaires inférieurs de recueillir le bénéfice de l'eau, dans la mesure de ce qui en reste après l'usage normal des propriétaires supérieurs. Sans doute, il pourra arriver qu'un petit ruisseau soit épuisé sur son parcours; mais encore ce ne sera souvent que pendant certaines saisons, et les propriétaires inférieurs pourront exiger que le passage de l'eau ne soit pas supprimé, de manière à ce qu'elle puisse toujours y reprendre son cours.
La théorie qui placerait dans le domaine privé de l'Etat les eaux qui ne sont pas du domaine public aurait, outre le tort grave d'être arbitraire, l'inconvénient énorme d'autoriser l'Etat à dépouiller les particuliers de leur usage, sans indemnité.
Celle qui fait de ces eaux des choses communes (v. art. 26), outre les raisons de justice et d'utilité déduites plus haut, a encore pour elle les précédents de la législation romaine qui déclarait chose commune l'eau courante, aqua profluens (i).
378 bis. Le 1er alinéa de l'article 243 défend à chaque riverain de modifier "le cours ou la largeur" de l'eau: si l'un d'eux modifiait le cours de l'eau, en la faisant passer tout entière chez lui, l'autre cesserait d'être riverain; s'il en modifiait la largeur, en élargissant le lit chez lui, l'eau n'aurait plus la même force; s'il rétrécissait le lit, c'est le contraire qui aurait lieu.
Le 2e alinéa donne au propriétaire dont le fonds est traversé par un cours d'eau un droit bien plus considérable qu'au riverain dont l'eau borde le fonds: le premier peut faire circuler l'eau dans son fonds, ce qui pourra, par l'absorption du sol et l'évaporation, en diminuer beaucoup le volume à la sortie. Ce droit est la conséquence de ce que le lit lui appartient; or, il doit pouvoir changer ce lit. Mais pour qu'un tel usage de l'eau n'aille pas jusqu'à sa suppression, la loi veut que ces changements soient toujours motivés sur les usages domestiques, agricoles ou industriels; le propiétaire ne pourrait donc pas utiliser l'eau pour en faire un lac ou un étang dont le trop plein seul serait rendu aux propriétaires inférieurs: de telles eaux ne seraient plus aussi pures et pourraient être considérablement réduites, peut-être même absorbées par le fonds supérieur.
Les tribunaux préserveront les intéressés de pareils abus (v. art. 246).
378 ter. Quoique les articles 243 à 248 soient faits surtout, pour les eaux courantes, il est naturel de les étendre aux eaux agglomérées (lacs ou étangs) qui se trouveraient contiguës à plusieurs propriétés distinctes. Il pourrait même arriver qu'un lac ou un étang se trouvât dans l'intérieur d'une propriété et que le propriétaire du fonds n'eût pas la propriété de l'eau, parce qu'elle aurait une entrée et une sortie sur son fonds: ces deux communications avec le dehors la feraient assimiler à une eau courante ou commune.
Notre article, sans cette distinction, donne la même solution pour les eaux courantes et les lacs ou étangs (2).
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(f) La langue japonaise n'a qu'un seul mot pour désigner les deux sortes de cours d'eau.
(g) Dans les cas douteux, pour qu'il n'y ait point d'incertitude sur la navigabilité d'une rivière, l'administration préfectorale doit la déclarer, après enquête.
(h) Voir trois Lois portant la date du 20 août 1881, dont une est relative aux chemins ruraux, une autre aux chemins et sentiers d'exploitation, la troisième modifiant plusieurs articles du Code civil, dans la matière des servitudes (art. 666 à 673 et 682 à 685). Depuis la 1re édition de ce Projet (1880), il n'a été promulgué du Code rural français que ces trois courtes lois de 1881. Ce Code rural a d'ailleurs, une singulière destinée: commencé sous le 1er Empire, il a été, tour à tour, abandonné et repris sous les divers Gouvernements qui se sont succédés en France depuis cette époque.
Le peu de zèle qu'y -apporte le législateur prouverait presque que l'utilité n'en est pas bien démontrée. Le droit 1.ural, en effet, ne paraît pas plus demander un code spécial que le droit urbain: tous deux forment le droit civil. Quelques lois spéciales, comme celles de 1881, suffiraient à compléter et à corriger le Code civil, dans ce qui lui manque et ce qu'il a de défectueux au sujet des intérêts ruraux ou agricoles.
(1) L'ancien article 243 avait adopté les expressions: du Code italien " cours d'eau ne faisant pas partie du " domaine public et n'appartenant pas à un particulier."
La Commission, avec raison, n'a pas approuvé cette formule négative et elle a demandé qu'on désignât les cours d'eau non par ceux auxquels ils n'appartiennent pas, mais par ceux auxquels ils appartiennent.
La correction était d'autant plus facile que la propriété du lit des petits cours d'eau, encore indéterminée lors de la lre rédaction de cette Partie, était, plus tard, reconnue formellement aux riverains (v. art. 617, 2e al.). Avec la nouvelle rédaction, les solutions de nos articles 243 à 248 ne sont que mieux justifiées.
(i) Remarquons, à ce sujet, que lorsque l'article 23, 2e al. considère les rivières navigables ou flottables, comme faisant partie du domaine public, c'est dans sou ensemble et comme voie publique que l'eau est envisagée et non dans les parties que tout homme peut y puiser pour son usage particulier: sous ce rapport, l'eau des rivières est commune.
(2) L'ancien article 248 qui statuait sur les lacs et étangs, uniquement pour les assimiler aux eaux courantes, sous le rapport qui nous occupe, a été fondu dans l'article 243 duquel, au contraire, on a détaché le droit de pêche pour en faire le nouvel article 244.