Art. 73. — 105. La disposition principale de cet article (1er al.) est une grave innovation par rapport au Code français et aux autres: elle confère au nu-propriétaire vis-à-vis de l'usufruitier un droit qui n'était accordé jusqu'ici au propriétaire que vis-à-vis du possesseur, avec des différences entre la bonne et la mauvaise foi de celui-ci (comp. c. civ. fr. art. 555).
Il est vrai qu'en France, quelques auteurs et quelques tribunaux ont tenté d'arriver, par voie d'interprétation, à cette assimilation de deux situations qui ont' de l'analogie, mais alors on est obligé de faire l'assimilation complète avec l'un ou l'autre possesseur, ce qui est inadmissible.
Disons d'abord un mot de la situation réglée par l'article 555 précité du Code français, en attendant qu'elle trouve sa place dans le Projet, à la matière de l'accession (Livre IIIe).
La loi suppose qu'un propriétaire a été privé pendant un certain temps de la possession de son fonds et qu'un tiers-possesseur y a construit ou planté.
Deux hypothèses sont ensuite examinées: le possesseur était de bonne foi ou il était de mauvaise foi.
1er cas. Le possesseur était de bonne foi: il ne peut être contraint à démolir les constructions ou à supprimer les plantations: le propriétaire est tenu de les acquérir, en remboursant, à son choix, soit ce qu'elles ont coûté, en matériaux et main-d'œuvre, soit la valeur dont le fonds s'en trouve augmenté, la plus-value. Naturellement, le propriétaire rem boursera la moins élevée des deux valeurs; mais cela est juste: s'il rembourse le coût des dépenses, le possesseur ne peut se plaindre, puisqu'il est indemne; s'il rembourse la plus-value actuelle, il ne s'enrichit pas au préjudice du possesseur.
2e cas. Le possesseur était de mauvaise foi: le pro- priétaire peut le contraindre à supprimer ses constructions, ouvrages ou plantations, sans indemnité; il peut même en obtenir une du possesseur, si les choses ne peuvent être entièrement remises dans l'état primitif; c'est là la double peine de la mauvaise foi et elle est légitime. Mais, voici où la loi française prête sérieusement à la critique: si le propriétaire désire conserver les ouvrages, paree qu'ils pourront lui être utiles, la loi l'oblige alors a payer au possesseur ce qu'ils ont coûté, lors même que la plus-value du fonds y serait inférieure; de cette façon, le possesseur de mauvaise foi peut se trouver mieux traité que celui de bonne foi. Quelques efforts qu'on ait fait, d'un côté, pour justifier la loi, de l'autre, pour la corriger ou pour y échapper, cette disposition reste une singularité qui n'est pas à imiter.
106. Lorsque la même situation se présente pour un usufruitier qui a construit ou planté sur le fonds usufructuaire, deux systèmes principaux, en France, sont en présence.
Dans l'un, on prétend assimiler l'usufruitier au constructeur de mauvaise foi, car il sait, évidemment, que la propriété ne lui appartient pas: on dit que la loi, en n'acéordant à l'usufruitier aucune indemnité pour les améliorations qu'il a faites ne suppose pas que ce soient des constructions, et alors on lui permet, au moins, de les enlever, et, si le propriétaire désire les conserver, on dit qu'il doit les payer, dans la mesure prescrite à l'article 555.
Dans l'autre, on considère l'article 599 comme absolu dans son refus d'indemnité et comme limitatif dans le droit d'enlever certains objets, lesquels ne comprendraient que les "ornements" énoncés au dit article.
107. Le Projet japonais s'est séparé formellement de tous ces systèmes et on va établir que c'est dans le sens de l'équité.
Déjà, l'article 72 a formellement permis à l'usufruitier d'enlever ses constructions et plantations: bien qu'il ait su nécessairement qu'il construisait ou plantait sur un terrain qui ne lui appartenait pas, il est clair aussi qu'il n'a pas entendu faire un don au nu-propriétaire.
Mais alors se présente un intérêt général et économique dont on trouvera d'autres applications, c'est qu'il vaut mieux ne pas démolir les édifices, ni arracher les plantations: il faut éviter la perte d'une double maind'œuvre (construction et destruction) et la dépréciation inévitable des matériaux. Il est désirable que le propriétaire conserve les ouvrages faits: son intérêt à les conserver est d''ailleurs tout-à-fait légitime, puisqu'ils sont sur son sol et que la destruction y causera toujours des dégradations au moins temporaires. Au contraire, l'usufruitier ne peut avoir qu'un simple intérêt pécuniaire à l'enlèvement de matériaux et de plantations, et s'il en est indemnisé équitablement, il est désintéressé. L'indemnité sera équitable lorsqu'elle équivaudra à la plus-value résultant actuellement pour le fonds des constructions et plantations conservées, quel que soit d'ailleurs le prix qu'elles ont coûté. La loi (à la différence du Code français, pour le possesseur de bonne foi) n'autorisera pas cette recherche qui est une complication presque toujours inutile; car, généralement, les dépenses originaires des constructions, autres que celles faites par spéculation, excèdent la plus-value qu'elles, donnent au sol.Le droit du propriétaire, de se rendre acquéreur des constructions de l'usufruitier, se nomme droit de préemption, parce que celui qui l'exerce a la préférence pour acheter (e).
108. La loi ne pouvait accorder au propriétaire un droit de cette importance sans en régler l'exercice. Il y avait à prévoir quelques difficultés d'exécution. Tel est l'objet des trois derniers alinéas de l'article 73.
Le propriétaire peut ignorer le moment, souvent imprévu, où finit l'usufruit: il ne peut donc être exposé à être déchu de son droit par la seule échéance d'un délai après l'extinction. L'usufruitier ou ses héritiers auront donc à le prévenir que l'usufruit est éteint et à le sommer, en bonne forme, d'avoir à déclarer s'il entend user de son droit.
La loi ne dit pas que la sommation sera faite par un officier public, ni qu'elle pourra être faite au domicile du propriétaire aussi bien qu'à sa personne: ce sont là des principes généraux. Du reste, une simple sommation par correspondance privée, à laquelle le propriétaire aurait répondu de même, aurait autant de force qu'un acte public, puisque la forme publique n'a d'autre but que d'éviter des dénégations réciproques; or, la correspondance écrite les rend difficiles.
Le propriétaire n'a que dix jours pour se décider sur l'exercice du droit de préemption, sans même qu'il soit nécessaire que ce délai soit rappelé dans la sommation: si le propriétaire sait qu'il a le droit de préemption (et ce n'est pas à l'usufruitier à le lui apprendre), il doit savoir aussi que la loi lui donne un délai très-court pour se décider.
Il y a toujours quelque chose d'arbitraire dans les délais légaux: la loi ne pouvait le donner plus long, sans créer des embarras à l'usufruitier ou à ses héritiers.
Le propriétaire, d'ailleurs, ne doit pas ignorer qu'il y a des constructions et plantations faites sur son fonds et il a dû penser d'avance au parti qu'il prendrait à la fin de l'usufruit. S'il est absent, au moment où l'usufruit finit, il a dû laisser un mandataire avec pouvoirs suffisants pour répondre à la sommation.
Après dix jours, si le propriétaire n'a pas déclaré vouloir user de la préemption, il en est déchu et la démolition est permise. La loi ne dit pas que le silence du propriétaire soit équivalent à un refus; mais cela n'est pas douteux: quand un délai préfix est ainsi donné par loi pour l'exercice d'un droit ou pour une déclaration affirmative, le silence vaut refus.
Pour que l'usufruitier ou ses héritiers perdent leur droit aux constructions et plantations, il ne suffit pas que le propriétaire ait déclaré vouloir user de la préemption, il faut encore qu'il ait payé le montant du prix. Mais ce prix, s'il n'est pas convenu à l'amiable, doit être fixé par le tribunal, après expertise; la décision du tribunal ou des experts peut être l'objet de recours légaux; une fois qu'elle est devenue définitive, le propriétaire a un mois pour payer le prix; à défaut de payement, passé ce délai, il est déchu."
Mais il ne faut pas voir là une déchéance de plein droit, dont il puisse se prévaloir lui-même: ce serait contraire aux principes généraux qu'il pût se faire un titre de sa faute; l'usufruitier pourrait donc toujours le contraindre au payement par toutes les voies de droit. Du reste, l'usufruitier aura presque toujours avantage à faire démolir, à vendre les matériaux et à réclamer du propriétaire, à titre d'indemnité, la différence entre le produit de la vente et le prix fixé par l'expertise judiciaire; c'est le droit que réserve la fin du 3e alinéa.
La loi devait enfin pourvoir à la garantie de l'usufruitier ou de ses héritiers, contre les dégradations et autres abus; c'est ce qu'elle fait, en leur donnant le droit de rester en possession des bâtiments, jusqu'au payement du prix. Ce droit, qui aura d'autres applications dans la loi, se nomme, en général, droit de rétention: il figure dans l'énumération des sûretés réelles donnée par l'article 2.
On remarquera, enfin, que s'il n'y avait que des plantations, les intéressés ne pourraient retenir la possession du sol: la loi ne l'accorde que pour les bâtiments.
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(e) Le mot Préemption vient du latin: emere, acheter, près, avant.11 a déjà été employé par l'article 32 et l'on a omis d'en donner l'étymologie.